Le génie et la folie ont toujours semblé avoir des troubles connexions, sans que l'on puisse le démontrer clairement ni en percevoir les mécanismes de manière précise. Bon nombre d'artistes, d'écrivains, ou d'hommes politiques qui ont marqué leur temps, comme Churchill, souffraient de troubles bipolaires, sur un mode mineur ou majeur. Les familles de génies ayant marqué l'histoire sont parfois aussi frappées par des affections mentales. L'affaire ne date pas d'hier. Aristote déjà assurait qu'« il n'y a pas de génie sans un brin de folie». Pour la première fois pourtant des chercheurs suédois et américains ont tenté de disséquer les liens opaques entre créativité et maladie mentale. Leurs travaux publiés cette semaine dans la revue PLoS One mettent en évidence des caractéristiques communes aux personnes ayant de grandes capacités «créatrices» et à des malades mentaux.
«L'analyse des grands créateurs fait souvent ressortir un lien avec des troubles bipolaires», confirme le professeur Jean Cottraux, psychiatre honoraire des hôpitaux, auteur d'À chacun sa créativité, Einstein, Mozart, Picasso… et nous, un livre qui vient de paraître aux Editions Odile Jacob. «Mais il ne suffit pas d'être bipolaire pour être génial. De même tous les génies ne sont pas bipolaires.»
Pour aboutir à de telles conclusions, les chercheurs suédois du département de neurosciences de l'Institut Karolinska à Stockholm avec des scientifiques de l'Institut national des troubles neurologiques (Bethesda, États-Unis), ont utilisé les grands moyens. À partir de 14 personnes ayant passé des tests évaluant leur créativité, les chercheurs ont passé leur cerveau au crible d'une tomographie à émission de positrons (qui permet une imagerie quasimoléculaire du cerveau). Et ils ont comparé les résultats obtenus, avec ceux de personnes souffrant de maladie mentale. «Nous avons étudié dans le cerveau les récepteurs D2 à la dopamine de personnes saines, en bonne santé et hautement créatives et montré qu'ils étaient similaires à ce qui est observé chez des personnes atteintes de schizophrénie», explique le professeur Frederik Ullèn (Institut Karolinska).
En particulier, les personnes ayant un haut niveau de créativité présenteraient une densité plus faible de ces récepteurs à la dopamine dans le thalamus, comme certains malades et contrairement aux personnes saines, mais non dotées d'une forte créativité. Cette caractéristique cérébrale pourrait produire un plus grand flot d'informations par le thalamus qui se traduirait chez les personnes hautement créatives par une capacité hors du commun à faire des corrélations inhabituelles et chez les malades à produire des associations bizarres. La créativité est définie ici comme la capacité à produire une œuvre à la fois innovante et qui a du sens, opposée à une production triviale ou bizarre.
Unité génétique
Jusqu'à présent, le lien entre création et troubles mentaux avait été surtout étayé avec les troubles bipolaires (encore dits maniaco-dépression) alternant phases d'excitation et de dépression. Les psychiatres viennent d'ailleurs de découvrir une unité génétique entre les troubles bipolaires et la schizophrénie (voir nos éditions du jeudi 20 mai). «L'incidence de la manie est de 0,8 % dans la population générale, mais de 7 % chez les créateurs éminents. De nombreux artistes comme Balzac, Hemingway, Gauguin, Hugo, Malraux ou Frédéric Dard souffraient d'un trouble bipolaire avéré ou suspecté, explique le professeur Cottraux dans son livre. Ce serait le prix à payer pour un destin d'exception.» Sans doute, y a-t-il encore beaucoup à dire sur la créativité, qui par essence nous surprend. « Le créateur est simplement quelqu'un qui est sorti du rang et a bousculé les spectateurs trop complaisants de la comédie humaine en leur donnant à voir l'inhabituel. L'évolution de l'humanité est depuis les origines tributaire de sa créativité…», note en conclusion le professeur Cottraux.