La dichotomie au sein même de la bipolarité : approche clinique de Koukopoulos

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La dichotomie au sein même de la bipolarité : approche clinique de Koukopoulos

 

1/01/2008

Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Concepts / Classification

Cette classification divise les troubles bipolaires en deux formes : cyclicités -exogène- versus -endogène-.
Dans le travail de Kraepelin, le spectre maniaco-dépressif a été conçu à travers des interactions entre les troubles majeurs (épisodes) et les prédispositions basiques (ou tempérament). Mais ce travail sera négligé depuis la guerre déclarée de l’école de Berlin sur l’école kraepelinienne de Munich. Certains peuvent penser que les tempéraments "Hyperthymique" et "dépressif" sont l’expression atténuée de la manie et la dépression.

Mais il faut penser à ces formes plutôt comme des traits pré-morbides de personnalité (pas nécessairement pathologique) et non comme des états morbides ou pathologiques. Le défi est de bien cerner les interactions et les liens de causalité entre les "traits" et les "états thymiques" (majeurs et mineurs). Par exemple, une discordance entre trait et état est probablement la source de formation des états mixtes. Pour Akiskal c’est la meilleure preuve de bipolarité, quand on assiste à une inversion de polarité dominante entre l’épisode et le tempérament.

Classification de Koukopoulos : interactions entre épisodes, cyclicité et tempéraments

Cette classification est essentiellement basée sur des observations cliniques du centre de Lucio Bini à Rome. Elle divise les troubles bipolaires en deux formes : cyclicités "exogène" versus "endogène"

Cyclicité exogène

Apparemment c’est la cyclicité typique du trouble BP-I.

En analysant 100 dossiers de sujets admis pour manie, 80% des cas ont présenté une manie suivie de dépression ; pour les 20%, la manie était suivie d’un intervalle libre. La recherche de facteurs inducteurs ou précipitant de la manie a révélé l’absence de tels facteurs dans 20% des cas seulement. Dans la majorité des cas on retrouve un ou plusieurs facteurs inducteurs : comme antidépresseurs tricycliques (16 cas), sérotoninergiques (14 cas), arrêt du lithium (12 cas), cocaïne (6 cas), Cannabis (6 cas), abus de poly-substance (4 cas), arrêt antipsychotiques (4 cas), privation de sommeil (3 cas), corticoïdes (3 cas), deuil (2 cas), puis d’autres facteurs moins fréquents comme le jet lag, abus de caféine, trauma crânien, thyroxine, séparation, pèlerinage religieux, post-partum.

Le début de l’accès maniaque est influencé par les saisons : essentiellement le printemps et l’été (Mars-Août) pour 60 cas et automne / hiver pour 40 cas (pour ceux-ci la prise de substances pourrait être responsable de ce décalage). Pour les manies spontanées sans prise de substance chimique, la survenue au printemps -été est observée dans 70% des cas.

L’examen des tempéraments pré-morbides montre la prédominance du tempérament hyperthymique chez 69% des cas (12% cyclothymique, 8% dépressif, 5% anxieux et 4% irritable). Cette donnée concorde avec d’autres (Cassano 1989, Akiskal 1992, 2006). Il est possible, de point de vue théorique, de stipuler que la manie résulte de l’interaction de l’énergie excessive du tempérament hyperthymique avec les facteurs inducteurs exogènes. Ainsi on peut supposer que l’effet stabilisateur du lithium est lié à un effet atténuateur de l’hyperthymie, ce qui protégerait le sujet contre la survenue des épisodes maniaques.

Cyclicité endogène

"à sa surprise, il éprouvait quelque difficulté à parler. Un brusque élan de sentimentalité, venant de nulle part, lui serrait la gorge. Ses yeux s’emplissaient de larmes. La sentimentalité, se dit-il. Voilà. Faire attention à son caractère... Il ressentait toujours cette brûlure dans la poitrine. Comme s’il avait avalé une gorgée de poison. Mais il commençait â se dire que c’était de lui-même que venait le poison. Il le savait"

Extrait du livre "Herzog" de Saul Bellow dans lequel l’auteur fait une description magistrale de la bipolarité atténuée (hypomanie, dépression avec cyclothymie).
Cet extrait est pour illustrer la nature endogène de la cyclicité chez les sujets souffrant de BP-II.

Dans le trouble BP-II, les facteurs endogènes semblent jouer un rôle plus déterminant de la cyclicité que dans le trouble BP-I.
Environ 80% des bipolaires avec la séquence "dépression puis manie" sont des BP-II avec des traits de tempérament labile et excitable. La dépression n’est pas en réalité le début du cycle et ne vient pas de rien. Elle est en fait le résultat de périodes cumulées de stress, d’instabilité, d’excitation émotionnelle (suite à des événements positifs et négatifs), usage de stimulants, un sommeil irrégulier  Akiskal (1995) a déjà  proposé une interaction complexe entre le tempérament et les épisodes qui s’y greffent. Le trouble BP-II représente le prototype le plus fascinant d’une interface entre les épisodes dépressifs et les tempéraments instables. L’instabilité de base est responsable des alternances répétées de dépression et d’excitation, et éventuellement d’une évolution circulaire autonome et continue. Le mode endogène des oscillations est également visible dans les périodes pré-morbides (épisodes légers, de courte durée, sans facteur externe ). C’est typiquement la définition de la Cyclothymie, à cheval sur la personnalité cycloïde et le trouble cyclothymique (selon le DSM-IV).

La cyclicité rapide peut être une forme extrême du trouble BP-II. On estime que la cyclicité rapide touche environ 15% des bipolaires. L’équipe du centre Lucio Bini a analysé ce phénomène chez 812 patients bipolaires vus sur la période de 1990-1997. La proportion de bipolaires avec cyclicité rapide est de 17%. 59 sujets ont présenté une CR continue tout au long du suivi (ce qui représente environ la moitié des CR). La durée moyenne de la totalité du phénomène de CR est de 11 ans. On pense qu’une fois installée, la CR qu’elle soit spontanée ou induite, subit plus l’influence des facteurs endogènes et explique la difficulté de traiter ces patients.

La majorité des cas de CR qui ont bien réagi au traitement, l’a fait au cours de la première année du suivi (66%). La persistance de la CR au-delà d’un an est donc un indice de mauvais pronostic.
La séquene DMI est importante pour expliquer la genèse de la CR. Déjà on sait que cette séquence est liée à une mauvaise réponse au lithium. Donc, séquence fréquente dans le trouble BP-II associée à une forte instabilité thymique (donc cyclothymie), racine de la CR. Le rôle du tempérament apparaît décisif. Pour certains experts de la CR (Kilzieh et Akiskal, 1999), il est tout à fait logique de penser que la CR est une accentuation naturelle de la cyclothymie. Ce point de vue est partagé par Kraepelin et récemment par Brieger et Marneros (1997).
De plus l’importance de cette séquence DMI et ses liens avec la cyclothymie et le trouble BP-II, a été validée dans l’étude de suivi sur 11 ans d’une large cohorte de patients dépressifs unipolaires. Le facteur cyclothymie (instabilité émotionnelle et activité hyper-énergétique) était le plus robuste pour explique la transformation bipolaire, surtout en BP-II (Akiskal 1995).

Ces patients ont une énergie élevée et une tendance continuelle à l’instabilité au niveau du SNC. Il est très probable que les antidépresseurs accentuent ces phénomènes neurophysiologiques pour induire des virages hypomaniaques transitoires, qui, tôt ou tard, vont virer vers la dépression. Et de nouveau, ces dépressions seront traitées par les antidépresseurs et le cycle sera ainsi perpétué par l’usage des AD mais surtout par la potentialité endogène à cycler de cette manière. Cette hypothèse va dans le sens de certains experts qui ne sont pas convaincus de la responsabilité des AD dans l’induction des CR ou la promotion de l’instabilité thymique (Corryell 2003). En effet, l’instabilité est déjà présente dès le début, et les dépressions qui légitiment la prescription des AD, sont déjà un signe d’instabilité endogène. Toutefois, la pratique nous révèle indéniablement une certaine responsabilité des AD, notamment dans la formation des états mixtes ou l’accentuation de la cyclicité.
Certains sujets continuent de cycler même après arrêt des antidépresseurs. Il est possible que le phénomène amorcé par ces molécules se transforme en une série de réactions conduisant à un mécanisme homéostatique autonome qui maintient les alternances entre dépression et excitation hypomaniaque. Ce mécanisme reflète la tendance de l’organisme de combattre la dépression en allant vers l’hypomanie en court-circuitant l’euthymie (niveau normal de l’humeur).

A côté de l’hypomanie, il existe plein de réactions de lutte contre la dépression. Déjà les psychanalystes considéraient l’hypomanie comme une défense contre la dépression. En quelque sorte c’est vrai, mais ce n’est pas à la portée de tout le monde, mais pour les BP-II cyclothymiques, c’est naturel. Cependant, les patients vont utiliser ce phénomène en passant par les stimulants (café, cocaïne, alcool), le raccourcissement de leur sommeil  Les mêmes facteurs exogènes dans BP-I, mais dans BP-II cyclothymiques ces facteurs ne sont que secondaires et l’excitation produite par ces facteurs n’est que le reflet de la réactivité endogène du trouble BP-II.

La classification de Koukopoulos nous paraît séduisante et proche de la réalité des patients. Elle n’est pas juste dérivée de consensus d’experts ou de critères rigides et artificiels du DSM-IV. Elle lie le tempérament de base, les facteurs inducteurs ainsi que les épisodes avec leurs séquences. Une telle approche est de loin plus pertinente que les classifications par spectres.

Le fait que les manies soient en majorité induites par des facteurs externes a amené au concept de "manie secondaire", qui est en fait un complexe nosologique. Le DSM-IV exclut le diagnostic de bipolarité (BP-I ou II) pour les cas de (hypo)manie induits par les antidépresseurs, les abus de substances  La conception de Koukopoulos ne converge pas avec ce point de vue (rappelons-le qui est totalement infondé). Les facteurs en fait ne sont qu’inducteurs et non responsables du processus bipolaire. Celui-ci est prédéterminé dans les tempéraments de base : hyperthymie stable pour déterminer les accès maniaques et cyclothymie instable pour le trouble BP-II et la cyclicité rapide. La séquence des cycles ne dépend pas uniquement des mécanismes internes et ça on l’a vu avec Kraepelin en analysant les intervalles libres assez longs entre les premiers épisodes. Il est donc logique de penser que les événements externes contribuent aux récidives. Actuellement, on constate que l’usage des antidépresseurs et l’arrêt des thymorégulateurs, représentent les facteurs les plus fréquents dans l’induction des manies ou l’accentuation des cycles chez les BP-II. Il est probable que ce constat explique la majoration des chiffres de prévalence de la bipolarité de nos jours. Plus d’antidépresseurs (ça c’est clair) et plus d’arrêt de lithium ou autres thymorégulateurs.

En effet, certaines études ont montré que depuis l’introduction du lithium dans le traitement de la bipolarité, on observe plus de cas de manie. C’est probablement à cause de son arrêt fréquent que les cas de manie sont plus nombreux. C’est un point extrêmement important à considérer dans la psychoéducation des patients bipolaires : l’adhésion et le bon observance du traitement thymorégulateur.

Cette hypothèse a ses implications dans la pratique.

En acceptant la séquence MDI, on conçoit bien que le phénomène primaire à soigner est la manie et non la dépression (qui n’est qu’une conséquence de la manie au cours de laquelle les dépenses énergétiques sont assez importantes). C’est le concept de "primauté de la manie" prôné par Koukopoulos depuis quelques années. Un concept qui valide les bénéfices du lithium comme agent protecteur contre les récidives.

Pour le BP-II, cette hypothèse fait le lien entre les séquences DMI et le tempérament cyclothymique instable. Elle insiste sur l’idée que le trouble BP-II est le meilleur exemple d’interface entre les épisodes et le tempérament. Même si les facteurs exogènes sont présents, c’est le tempérament qui détermine la fréquence élevée des épisodes spontanés et finalement la cyclicité rapide. Il n’y a pas de doute que certains cas de BP-II soient de nature hyperthymique. Ces cas évoluent de manière similaire aux BP-I mais c’est le gradient d’intensité des épisodes qui les distinguent.

Il serait judicieux de préférer à la distinction actuelle BP-I versus BP-II, une classification qui tiendrait compte des tempéraments de base et des modes évolutifs de la cyclicité.
C’est ce qu’on va envisager dans la classification de lˮEBF.

Référence

  • Koukopoulos A, Sami G, Koukopoulos AE et al. (2006). Endogenous and exogenous cyclicity and temperament in bipolar disorder: Review, new data and hypotheses. Journal of Affective Disorders, 96: 165-175.


01/05/2013
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