Peut-on éduquer nos enfants sans les culpabiliser ?
Peut-on éduquer nos enfants sans les culpabiliser ?
Nos enfants ont besoin de repères et de limites. Pour Claude Halmos, psychanalyste, le rêve illusoire d’une éducation sans règles peut faire des ravages.
Parmi les peurs dont les parents avouent qu’elles les paralysent dans l’éducation de leurs enfants, celle de les culpabiliser occupe une place de choix. Non sans raison, car ils ne savent – pour la plupart – que trop combien la culpabilité est un poison et combien, distillé par père et mère dès l’enfance, il peut ravager une vie. Et faire que l’on se sente intrinsèquement "pécheur" et "mauvais" pour l’éternité.
Devenus parents à leur tour, ces adultes n’ont qu’une crainte : faire à leurs enfants ce qu’on leur a fait. Et elle les conduit à rêver, plus ou moins consciemment, d’un idéal d’éducation qui permettrait à leur progéniture d’éviter totalement la culpabilité. Si ce rêve est compréhensible, un psychanalyste se doit néanmoins de dire qu’il est à la fois illusoire et dangereux.
Un rêve illusoire
Il est illusoire, car mettre un enfant à l’abri de toute culpabilité supposerait soit de le faire vivre dans un monde sans lois (sans règles, pas de transgression, donc pas de "faute" possible), soit que, les règles existant, il puisse les transgresser sans s’en sentir fautif.
Ces deux situations relèvent de l’impossible. Un enfant rencontre toujours la loi. Même élevé par des parents permissifs, il ne peut échapper totalement aux règles que toute société impose à ses membres. Pour appartenir au groupe, l’individu doit renoncer à la toute-puissance de ses pulsions. Aucune société ne permet que l’on tue, vole ou viole selon son bon plaisir. Par ailleurs, transgresser ne peut jamais être vécu par l’enfant de façon anodine, car il perçoit toujours – au moins inconsciemment – le mécontentement que son acte provoque chez les adultes auxquels il est attaché. Cette nécessité – universelle – de mettre des limites à "l’animal" en lui est d’ailleurs à l’origine de la constitution, dans le psychisme de l’homme, de ce que Freud a appelé le "surmoi".
Un rêve dangereux
Illusoire, le rêve d’une éducation sans culpabilité est également dangereux, car il est généralement fondé sur une confusion.
Prisonniers de leurs blessures d’enfance, les parents confondent en effet souvent ce que l’on pourrait appeler la "culpabilité névrotique" – le fait de se sentir en permanence coupable sans savoir vraiment de quoi et pourquoi – avec la conscience de la faute et la culpabilité (normale) qui peut en découler. Or, les deux choses sont bien différentes. Se rendre compte que l’on a fait, même sans le vouloir, du mal à quelqu’un et s’en sentir coupable n’a rien de névrotique. Au contraire. L’expérience fait partie de celles qui permettent de prendre conscience de l’existence de l’autre et d’y être, par la suite, plus attentif.
Quant à la culpabilité qui peut suivre cette prise de conscience, elle est à ranger du côté du "prix à payer pour apprendre". Elle n’a rien du "sans limites" et du "sans fin" qui caractérisent la culpabilité névrotique. Elle porte sur un fait réel et précis. On peut donc y mettre un terme : « C’est vrai que j’ai mal agi, mais je ne savais pas. A l’avenir, je saurai. »
L’indispensable conscience de la faute
Dans la construction psychologique d’un enfant, cette conscience de la faute est indispensable, car elle prouve qu’il est parvenu à comprendre et à accepter les limites et les lois. Mais il ne peut l’acquérir seul. Il lui faut l’aide d’adultes qui, en lui expliquant son manquement à la règle, lui apprennent – ou lui rappellent – du même coup l’existence et l’importance de celle-ci : « Tu as profité du fait que ce petit garçon était beaucoup plus petit que toi pour lui arracher son jouet. Ce n’est pas acceptable. »
Pour des raisons déjà évoquées, de nombreux parents, aujourd’hui, défaillent devant cette tâche. C’est particulièrement frappant – on s’en rend compte en consultation – dans deux domaines :
• celui de la sexualité où, par crainte de le "traumatiser", certains parents n’osent pas opposer à leur enfant les règles de la sexualité humaine. Par exemple son caractère "privé" : « u fais ce que tu veux avec ton corps, mais dans ta chambre, pas en public. » On en vient ainsi à des situations aberrantes et pervertissantes où l’enfant se masturbe pendant qu’il regarde la télévision avec sa famille, continue à l’école, etc.
• celui du respect des biens et des personnes où – toujours pour ne pas "culpabiliser" l’enfant – on minimise les conséquences de ses actes, voire on repousse les limites pour qu’il ne se sente jamais fautif. L’enfant se retrouve donc sans repères quant à ces limites et, surtout, sans possibilité de prendre conscience du danger que ses actes peuvent faire courir aux autres aussi bien qu’à lui-même.
Des règles clairement posées
Comment permettre aux enfants d’acquérir une conscience de la faute (donc des limites) sans pour autant les culpabiliser ? C’est possible à condition de prendre
en compte quelques repères.
On peut être coupable de ses actes, jamais de ses désirs ou de ses pensées. Il est important que l’enfant comprenne qu’il a le droit d’avoir dans sa tête les pensées ou les envies les plus terribles. Ce n’est pas "mal", c’est normal et ça arrive à tout le monde. Mais… il ne peut pas pour autant passer aux actes car si, chez les humains, on peut tout penser et tout dire, on ne peut pas tout faire.
• On n’est jamais coupable si l’on a transgressé un interdit que l’on ne connaissait pas : les interdits, c’est comme tout, cela s’apprend. En revanche, on le serait si, ayant appris l’interdit, on continuait.
• Aucun être n’est assimilable à son acte. On peut (et l’on doit) expliquer à un enfant que l’on ne vole pas au supermarché, le gronder si, néanmoins, il le fait et le sanctionner s’il récidive, mais il n’y a pas pour autant à le traiter en voleur et à lui démontrer la noirceur de son âme. Il convient de réprouver l’acte et non la personne. De sanctionner la faute et non son auteur.
• Le recours à l’affectif est à bannir.Il n’y a pas à faire à l’enfant un chantage à l’amour ou à l’estime : « Tu me fais beaucoup de peine », « Tu me déçois », etc. C’est à la fois culpabilisant et stupide : la peur de faire pleurer le gendarme n’a jamais aidé personne à s’arrêter aux feux rouges.
• Enfin, on ne dira jamais assez la vertu des limites. En effet, contrairement à ce que croient les parents qui n’osent pas les mettre, c’est souvent de leur absence que naît la culpabilité névrotique.
Si les règles sont clairement posées, si l’enfant sait que ses parents sanctionnent de façon juste ses transgressions, il peut être en paix avec lui-même. Il sait quand il est en faute, quand il ne l’est pas, et pourquoi. Si, au contraire, les règles ne sont jamais clairement posées, tout peut être "mal". Dès lors, comment ne pas se sentir coupable de tout ? Et comment s’en sortir autrement qu’en s’empêchant de tout faire ?
L’éducation ne peut être réussie que si elle aide l’enfant à parvenir à la culpabilité "normale", celle qui découle de la conscience de ses actes. Celle que n’ont pu acquérir les hommes et les femmes qui hantent les quotidiens à la page des faits divers. Et que leurs agissements inhumains font apparaître, souvent, comme des monstres alors qu’ils ne sont que de malheureux vieux enfants, non "humanisés" parce que non "éduqués".