PSY OU MEDICAMENTS, COMMENT CHOISIR ?
Lettre de Luc Mazenc au Nouvel Observateur *
« L’impact de la pensée de Jung sur la dynamique d’émergence du New Age est fondamental.» « Le rédemptionnisme de bon nombre de «psychothérapies» new age peut apparaître parfois comme une «technique» non seulement liberticide mais aussi extrêmement dangereuse. »
Le Nouvel Observateur multiplie les dossiers sur les psychothérapies et les nouvelles « religiosités » en passant sous silence bien des aspects dérangeant du phénomène New Age. Ce n’est pas seulement la validité scientifique de théorisations plus que douteuses qui est contestable — au premier chef, la « psychologie humaniste » de Maslow et All. et de l’Institut Esalen (Californie), foyer d’origine du New Age -, mais la dimension politique du mouvement, dont vous ne soufflez mot. Or, dès sa fondation, le mouvement Esalen fut caractérisé par son anti-marxisme radical ; le New Age politique participa, dès ses origines, à la croisade anti-communiste et fut l’une des mouvances de la Droite chrétienne qui milita pour l’élection de Ronald Reagan. Les psychothérapies « nouvelles », notamment la « psychologie humaniste » qui constitue le socle théorico-idéologique de la plupart des techniques New Age de psychothérapies et de Développement personnel, apparaissent clairement comme des techniques politiques. Est-il besoin de préciser par exemple que la «pyramide de Maslow» est aujourd’hui un ingrédient essentiel du management participatif ?
S’agissant du dossier « Psy ou Médicaments, comment choisir ? », j’en déplore la trop grande inégalité : si je salue chaleureusement vos prises de position à l’encontre des psychotropes et en faveur de la psychanalyse, je déplore en revanche la grande superficialité de vos commentaires sur les psychothérapies adaptatives New Age, à l’égard desquelles vous apparaissez par trop conciliant et peu critique.
Toujours dans le même dossier, vous consacrez (encore) quelques lignes à Jung. L’impact de la pensée de Jung sur la dynamique d’émergence du New Age est en effet fondamental. Pour le New Age, la psychologie jungienne constitue, à la fois, un pôle d’identification culturelle, un pôle de légitimation scientifique et institutionnelle. Et le New Age a participé activement à la destruction du freudisme aux Etats-Unis, à la suite du jungisme. La correspondance entre Freud et Ernest Jones atteste des redoutables campagnes de dénigrement de la psychanalyse orchestrées par les ligues puritaines américaines. L’archétypologie néo-platonicienne de Jung — avec, au centre du dispositif, la figure (védantique) du «Soi» et le «processus d’individuation» — est en effet une donnée majeure des idéologies politico-religieuses du New Age .
Pour Jung, à la différence de Freud, le but de l’analyse doit viser une sorte de «réalisation de la conscience» et non plus seulement un objectif consistant à «rendre inoffensif» le refoulé — comme disait Freud, il est vrai très pessimiste. Jung a supposé que le processus «d’expansion de la conscience» permettrait à l’individu d’intégrer une part toujours plus importante de «l’être universel» contenu dans l’«inconscient collectif». Chez Jung est déjà présente cette visée d’intégration individuelle comme dépassement, ouverture sur des «représentations collectives» — objectif typiquement New Age, postulant l’innéité des valeurs sociales (Maslow, Fromm), la société comme «seconde nature de l’homme» (Hegel). Parvenu au terme de sa quête, au terme du «processus d’individuation», l’être réalisé, individué, peut agir dans le monde à partir du «Soi» et non plus seulement à partir du psychisme personnel. Jung définit le Soi comme l’espace, le point focal de la psyché où l’«Esprit surconscient» (Dieu) se manifeste. L’accès à l’«inconscient collectif» — « ... un immense réservoir de savoir ancien concernant les relations entre Dieu, les hommes et l’univers.» — oriente la thérapie jungienne. Thérapie consistant à mettre en relation le conscient et ce savoir ancestral pour permettre au patient de conférer une signification à sa propre existence et, partant, assurer son intégration sociale. Jung apparaît clairement situé sur l’axe intégriste du christianisme. Résurgence de joachimisme («Théorie des Trois Âges », néo-platonisme), rémanence d’une philosophie de l’Esprit signalant une remontée du pôle apocalyptique primitif: l’« ... avènement du règne de l’esprit comme ultime figure de la liberté.» chez des êtres surhumains (J.P. Sironneau). Le «Deviens ce que tu es.» de la mythologie chrétienne joue à plein. Il s’agit d’une radicalisation de la conscience chrétienne — de l’unité primitive à l’intégration parfaite dans une synthèse supérieure d’évolution en passant par la chute dans l’individualisme et par la rédemption grâce à l’«individuation» (involution et évolution). Nous sommes au cœur d’une philosophie millénariste, théologie de l’Histoire. Cette phénoménologie de l’esprit vise «l’instantanéisation extatique ... .»; le visionnaire « ... baigne dans la présence de cette fin.» : celle de la venue du «temps de l’Esprit» dans le «Troisième Âge», l’«Âge de l’Esprit» (cf. «Champs de l’imaginaire» de Gilbert Durand).
James Hilmann, qui fut psychanalyste jungien, a montré combien la «doctrine de la synchronicité» pouvait induire un effondrement de la conscience historienne, une négation de l’ego historique. Le «processus d’individuation» n’est qu’un fantasme note Hillman, qui condamne fermement les thérapies new age, lesquelles «... finissent par nier la nécessité de l’anormalité» et de la marginalité sociale. Thérapies postulant de surcroît que la maladie serait le signe d’un péché contre l’esprit. A ce propos, nous avons remarqué plusieurs fois combien des rapprochement sémantiques abusifs en vogue dans le new age pouvaient entretenir et renforcer une terrifiante culpabilité. Nous avons entendu maintes fois des adeptes et des (pseudo) «psychothérapeutes spirituels» signifiant à leurs amis malades ou à leurs patients que leurs souffrances n’étaient que le déroulement d’un processus purificateur: «Le mal-a-dit», «c’est un avertissement du ciel.». Nous avons vu des patients(es) finir leurs vies dans une intense culpabilité. Le rédemptionnisme de bon nombre de «psychothérapies» new age (fort lucratives par ailleurs) peut apparaître parfois comme une « technique » non seulement liberticide mais aussi extrêmement dangereuse.
Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Jung ouvrait la voie à la «psychologie transpersonnelle». La notion de «guérison spirituelle» commençait à pénétrer le domaine de la psychothérapie. Pour une certaine catégorie de thérapeutes, le «processus d’expansion de conscience», l’expérience des «états non-ordinaires de conscience» (Perls, Groff), et non plus seulement la simple connaissance de soi (conscience cognitive ordinaire), devint le but ultime de la psychothérapie. La finalité de cette «thérapie gnosticiste» — si l’on peut dire — s’inscrit dans une quête de réalisation de soi (Maslow): actualiser les contenus de l’inconscient collectif, incarner des valeurs plus que personnelles dans le soi transpersonnel. De fait, le «modèle transpersonnel» émergea (1968) des travaux d’Abraham Maslow («pyramide des besoins»). Ce dernier postula la survivance d’un «instinct inné» — dépassant ceux de la simple survie et des besoins affectifs — se traduisant par une « ... soif de signification et de transcendance.». La psychologie transpersonnelle est censée opérer sur des plans de conscience situés au-delà de l’identité humaine et de l’actualisation de soi. Les expériences d’«états non ordinaires de conscience» suggèrent que chaque individu possède, dans son inconscient, « ... les informations à propos de tout l’univers et de chacune de ses parties.», qu’il fait lui-même partie du «réseau d’informations cosmiques». Dans ce modèle psychothérapeutique, la «conscience» n’est pas considérée comme une fonction du système nerveux mais plutôt comme l’ «intellect-agent», immanent et omniscient. Cette théorie rejoint la religion; les expériences transcendantales ne sont plus jugées pathogènes (altération de la conscience) mais thérapeutiques. En cela, la notion de «guérison spirituelle» — chère au New Age — prend tout son sens. La psychothérapie transpersonnelle mobilise des techniques psycho-corporelles et des exercices de l’attention dérivés de disciplines orientales (Yoga, méditation).
On est aussi en droit de se demander pourquoi le Nouvel Observateur, qui si souvent vante les mérites de Jung, passe sous silence les liens que ce dernier a entretenus avec le nazisme. Carl Gustav Jung fut fasciné par le nazisme de 1932 à 1940; il y voyait «l’expression de l’âme créative et intuitive.» (revue «Cultures», N° 24). Ce n’est qu’après 1940 qu’il révisa ses opinions. D’ailleurs, le Journal Français de Psychiatrie (N°11) a rappelé la reconnaissance officielle de la psychothérapie jungienne par le IIIème Reich, tandis que C. G. Jung servait le régime nazi et que la psychanalyse freudienne était vouée aux autodafés. Ces réalités ont très longtemps été tenues secrètes; on a pu montrer qu’elles avaient été occultées par l’un des traducteurs de Jung. L’Institut International de Psychologie jungienne n'a reconnu ces faits qu'en 1999.
Marthe Robert écrivait déjà en 1964: "Jung, c'est un fait que l'on ne peut passer sous silence, était antisémite et l'est resté, comme le prouvent les articles qu'il écrivit pendant la guerre pour la revue de la Société de Psychiatrie allemande, dirigée alors par le neveu de Gœring." ("La révolution psychanalytique", Tome 1, , PBP, 1964, p. 203 ); "En juin 1933 — précise Marthe Robert — , le Deutsche Allgemeine Artzliche Gesellschaft für Psychotherapie, c'est-à-dire la Société allemande de Psychiatrie, passe sous le contrôle des autorités nazies. Le président, Kretschmer donne aussitôt sa démission; il est remplacé par Jung qui, notons-le, n'était soumis, comme Suisse, à aucune espèce de pression. Jung édite également le Zentralblatt für Psychotherapie, organe officiel de la Société (allemande de Psychiatrie-nde) où, en 1936, on lui adjoint comme co-directeur le Dr. Göring, un cousin du chef nazi. La tâche spéciale de Jung au sein de cet organisme était d'établir une ligne "scientifique" de partage entre la psychologie aryenne et la psychologie juive, autrement dit entre la doctrine de l' "inconscient collectif" et la psychanalyse de Freud, contre laquelle la revanche était maintenant facile. Violemment attaqué par certains de ses confrères suisses (Cf. G. Bally, 1934; Ludwig Marcuse, 1955 et 1956), qui voyaient là pour le moins une violation de leur neutralité, Jung continua de collaborer avec Göring jusqu'en 1940. »(in La révolution psychanalytique », Tome 2, PBP, 1964, p. 249). Sur C.G. Jung et le nazisme, cf. «Carl Gustav Jung: de l’archétype au nazisme. Dérive d’une psychologie de la différence. » d’Elisabeth Roudinesco ; «Jung: le Christ Aryen. Les secrets d’une vie.» de Pierre Péan et Richard Noll.. Je vous remercie de porter cette réflexion à la connaissance de vos lecteurs. Sincères salutations. L.M.
* 2 janvier 2005. Lettre intégrale de Luc Mazenc au Courrier des Lecteurs du Nouvel Observateur suite à leur publication « Dossier: Psy ou Médicaments, comment choisir ? » (N° 2093). Luc Mazenc a soutenu une thèse de sociologie à l’université Pierre Mendès-France de Grenoble II en 2001, dont le titre complet est : « Les nouveaux mouvements religieux (NMR) et les nouveaux mouvements sociaux (NMS) dans le procès de mondialisation. Pour une phénoménologie sociologique des mutations de la modernité. (XIX-XXèmes siècles)."