Dualisme (philosophie de l'esprit) - Partie 2

L’argument du zombie [modifier]

L’argument du zombie est fondé sur une expérience de pensée proposée par David Chalmers. L’idée fondamentale est que l’on peut imaginer, et par conséquent mettre en œuvre, l’existence d’un corps humain sans conscience associée. L’argument de Chalmers est qu’il semble tout à fait possible qu’une telle entité existe puisque tout ce qu’il est nécessaire à sa conception est que toutes les choses décrites par les sciences physiques, et seulement elles, soient vraies pour le zombie. Puisque aucun des concepts impliqués dans ces sciences ne fait référence à la conscience ou à tout autre phénomène mental, le passage de l’imagination à la conception n’est pas aussi grand qu’il n’y paraît.[15]

Argument de l’identité individuelle [modifier]

Cet argument concerne les différences dans l’application de propositions contrefactuelles aux objets physiques d’une part, et aux entités douées de conscience d’autre part.[16] Dans le cas de n’importe quel objet matériel (par exemple : une imprimante), on peut formuler une série de propositions contrefactuelles de la manière suivante :

  1. Cette imprimante pourrait être faite de paille.
  2. Cette imprimante pourrait être faite d’une sorte quelconque de plastique, et de tubes électroniques.
  3. Cette imprimante pourrait être faite à hauteur de 95% de ce dont elle est réellement constituée, et de 5% de tubes électroniques, etc.

Quelque part entre le point où l’imprimante décrite est faite précisément des matériaux qui constituent la véritable imprimante, et le point où l’imprimante est faite de, disons, 20% de matériaux différents, on peut décider que l’imprimante devient la même imprimante en fonction d’une convention fixée arbitrairement. Imaginons une personne, Frédérique, qui a un jumeau né du même œuf et d’un spermatozoïde légèrement différent. Imaginons une série de propositions contrefactuelles correspondant à l’exemple de l’imprimante. Quelque part au cours du déroulement des propositions, l’identité de Frédérique devient incertaine. Dans ce cas, il a été affirmé que la superposabilité des constitutions ne peut pas être appliquée à l’identité des esprits. « Mais tandis que mon corps peut alors avoir sa copie partielle dans un éventuel autre monde, ma conscience ne le peut pas. N’importe quel état de conscience que je peux imaginer est soit à moi, soit à un autre. Il n’y a pas de nuances possibles ici. »[16] Si le jumeau de Frédérique, Frédériqua, est constitué à 70% de la même substance physique que Frédérique, cela signifie-t-il que Frédérique est également à 70% identique mentalement à Frédériqua ? Est-ce que cela a un sens de dire que quelque chose est mentalement semblable à 70% à Frédérique ? [17]

Arguments contre le dualisme [modifier]

Argument sur l’interaction causale [modifier]

Différentes sortes de dualismes impliquant que l’esprit affecte la matière de façon causale ont subi des assauts laborieux de toutes parts, en particulier depuis le début du XXe siècle. Comment quelque chose de purement immatériel peut-il affecter quelque chose de purement matériel ? C’est le problème fondamental de l’interaction causale. Nous analysons ici ce problème sous trois aspects. D’abords, le lieu même de l’interaction n’est pas très clair. Par exemple, le fait de se brûler les doigts cause de la douleur. Apparemment, il y a une chaîne d’évènements, partant de la brûlure de la peau, conduisant à la stimulation des terminaisons nerveuses, puis à un (ou plusieurs) événements ayant lieu dans un endroit particulier du cerveau, pour finalement terminer par la sensation de douleur. Mais la douleur n’est pas supposée être localisable. Alors, où est-ce que l’interaction a lieu ? Si vous répondiez, « Elle a lieu dans le cerveau », alors je pourrais répliquer, « Mais, je pensais que la douleur n’était localisée nulle part. » Et, en tant que dualiste, vous pourriez vous accrocher à votre idée et répondre « En effet, la douleur n’est localisée nulle part ; mais l’évènement cérébral qui est la cause directe de la douleur est localisé dans le cerveau. » Et on se retrouve avec une relation causale très étrange. La cause est localisée en un lieu donné, mais l’effet n’est localisé nulle part. Peut-être cette critique n’est-elle pas si dévastatrice que ça.

Intéressons nous à présent à un second problème qui se pose avec l’interaction : Comment l’interaction se produit-elle ? On pourrait penser, « Eh bien, c’est une question pour la science ; les scientifiques vont finir par découvrir le lien entre les évènements physiques et mentaux. » Mais les philosophes ont aussi leur mot à dire à ce sujet : l’idée même d’un mécanisme expliquant le lien entre le mental et le physique serait, au mieux, très étrange. Pourquoi cela ? Comparons-le à un mécanisme que l’on comprend. Prenons une relation causale très simple, comme par exemple ce qui se produit lorsque la bille blanche cogne la bille noire au billard américain, et la fait aller dans le trou. Ici, on peut dire que la bille blanche a une certaine quantité de mouvement quand sa masse traverse la table de billard à une certaine vitesse, puis que cette quantité de mouvement est transférée à la bille noire, qui se dirige alors vers le trou. Comparons maintenant cette situation avec ce qui se produit dans le cerveau, où l’on voudrait qu’une décision entraîne le déclenchement de certains neurones et ainsi entraîner le mouvement de mon corps. L’intention « Je vais traverser la pièce » est un événement mental et, en tant que tel, ne possède aucune propriété physique comme une force. Si elle n’a pas de force, alors comment pourrait-elle entraîner le déclenchement d’un quelconque neurone ? Est-ce par magie ? Comment quelque chose ne possédant aucune propriété physique ne pourrait-il avoir le moindre effet physique ?

A cela, on pourrait répondre, comme certains philosophes l’ont fait en leur temps, de la manière suivante : « Eh bien en effet, il y a quelque chose de mystérieux dans la manière dont l’interaction entre le mental et le physique a lieu. Mais le fait qu’il y ait quelque chose de mystérieux ne signifie pas que l’interaction n’a pas lieu. Simplement, il y a une interaction, qui a lieu entre deux sortes d’évènements totalement différents. » Le problème avec cette réponse est qu’elle ne semble pas répondre entièrement à l’objection formulée. Essayons de formuler cette objection plus précisément. Prenons comme exemple ma décision de traverser la pièce. L’interprétation dualiste est la suivante : Ma décision, un événement mental, cause immédiatement le déclenchement d’un groupe de neurones dans mon cerveau, un événement physique, ce qui résulte au final dans le fait que je traverse en effet la pièce. Le problème est que, si quelque chose de totalement non physique entraîne le déclenchement d’un paquet de neurones, alors il n’y a aucun événement physique qui cause le déclenchement des neurones. Cela signifie que de l’énergie physique semble être apparue de nulle part. Même si l’on affirme que ma décision possède une forme quelconque d’énergie mentale, et que cette décision est la cause du déclenchement des neurones, on n’a toujours pas expliqué d’où est-ce que l’énergie physique, pour le déclenchement, est venue. Elle semble simplement avoir été créée à partir de rien.[18]

Conservation de l’énergie et fermeture causale [modifier]

Une des objections principales à l’interactionnisme dualiste, comme il a été mentionné plus haut, est qu’il est très difficile, sinon impossible, de comprendre comment deux types de substances complètement différentes (matérielle et immatérielle) peuvent interagir de façon causale. Une réponse possible à ce problème est de souligner le fait que, peut-être, l’interaction causale qui a lieu n’est pas du tout du même type que l’interaction de mécanique newtonienne classique comme dans l’exemple des boules de billard, mais met plutôt en jeu de l’énergie, de la matière sombre ou un quelconque autre processus mystérieux.[10] Même si cette dernière affirmation est vraie, certains maintiennent qu’il y a toujours un problème : de telles interactions semblent violer les lois fondamentales de la physique. Si une source d’énergie extérieure et inconnue est responsable des interactions, par exemple, cela violerait le principe de conservation de l'énergie.[19] D’un autre coté, les lois de conservation ne s’appliquent qu’aux systèmes fermés et isolés, et, puisque les êtres humains ne sont pas des systèmes fermés et isolés, répondent les interactionnistes, ces lois ne s’appliquent absolument pas ici. Dans le même état d’esprit, certains réfutent l’interactionnisme dualiste en expliquant qu’il viole un principe heuristique général de la science : la fermeture causale du monde physique. Mais Mills a répondu à cet argument en soulignant le fait que les évènements mentaux peuvent être surdéterminés. La surdétermination signifie que certains aspects d’un effet peuvent ne pas être complètement expliqués par ses causes suffisantes. Par exemples, « la musique aiguë a fait casser ce verre, mais c’est la troisième fois que ce verre s’est cassé cette semaine. » Il est certain que la musique aiguë est la cause suffisante du fait que le verre se soit cassé, mais cela n’explique pas l’autre élément de la phrase, le fait que « c’est la troisième fois cette semaine… ». Cet élément est lié de façon causale, dans un sens, aux deux évènements antérieurs. Par conséquent, il a été souligné que l’on devrait probablement se focaliser les aspects intrinsèques ou inhérents d’une situation ou d’un événement, s’ils existent, et n’appliquer l’idée de fermeture causale qu’à ces éléments. Par ailleurs, la question se pose du déterminisme par opposition à l’indéterminisme. En mécanique quantique, les évènements à l’échelle microscopique sont indéterminés. Plus précise est la localisation de la position d’un électron, plus imprécise devient la mesure de son moment cinétique, et vice-versa. Certains philosophes tels Karl Popper et John Eccles ont émis l’hypothèse qu’une telle indétermination pouvait également s’appliquer à l’échelle macroscopique.[20] La plupart des scientifiques, cependant, insistent sur le fait que les effets d’une telle indétermination s’annulent mutuellement pour les grands assemblages de particules.

Argument sur les dégâts cérébraux [modifier]

Cet argument court mais puissant a été formulé entre autres par Paul Churchland. L’idée est simplement que, lorsque le cerveau subit un certain type de dégâts (causé par un accident de voiture, une prise de drogue excessive ou une maladie pathologique), les propriétés et/ou la substance mentale de la personne concernée sont systématiquement affectées. Si l’esprit était une substance entièrement distincte du cerveau, comment serait-il possible que, chaque fois que le cerveau est blessé, l’esprit soit affecté ? En effet, il est même très souvent possible de prédire et d’expliquer le type de détériorations ou de modifications mentales ou psychologiques qu’un être humain va subir lorsque certaines parties spécifiques de son cerveau sont endommagées. Ainsi, la question à laquelle le dualiste fait face est celle de savoir comment tout ceci peut être expliqué si l’esprit est une substance immatérielle et distincte, ou ontologiquement indépendante, du cerveau.[21]

Argument du développement biologique [modifier]

Un autre argument courant contre le dualisme consiste en l’idée que puisque que l’être humain vient à l’existence (à la fois phylogénétiquement et ontogénétiquement) en tant qu’entité purement physique ou matérielle, et puisque rien d’extérieur au domaine de la physique ne lui a été ajouté par la suite au cours de son développement alors on doit nécessairement terminer notre développement en tant qu’êtres entièrement matériels. Phylogénétiquement, l’espèce humaine a évolué, comme toutes les autres espèces, à partir d’un être monocellulaire fait de matière. Puisque tous les évènements ultérieurs conduisant à la formation de notre espèce peuvent être expliqués à travers le processus de mutation aléatoire et de sélection naturelle, la difficulté pour le dualiste est d’expliquer où et pourquoi il aurait pu y avoir l’intervention d’un événement non physique, non matériel dans le processus de l’évolution naturelle. Ontogénétiquement, on commence notre existence en tant qu’ovule fertilisé. Il n’y a rien de non matériel ou de mentaliste dans la conception, la formation du blastocyste, du gastrula, et ainsi de suite. Notre développement peut s’expliquer entièrement en termes d’accumulation de matière à travers le processus de nutrition. Alors, d’où pourrait provenir notre esprit non physique ?

Argument de simplicité [modifier]

L’argument de simplicité est probablement le plus simple est également le plus courant contre le dualisme corps/esprit. Le dualiste est systématiquement confronté à la question de savoir pourquoi l’on devrait nécessairement croire en l’existence de deux entités ontologiquement distinctes (l’esprit et le cerveau), alors qu’il semble possible, et plus facilement réfutable avec des outils d’investigation scientifiques, d’expliquer les mêmes évènements et les même propriétés avec une seule entité. C’est un principe heuristique en science et en philosophie de ne pas considérer l’existence de plus d’entités qu’il n’est nécessaire pour une explication et une prédiction claire (voir Rasoir d'Ockham)

Voir aussi [modifier]

Articles connexes [modifier]

Liens externes [modifier]

Références [modifier]

  1. abcdef Hart, W.D. (1996) "Dualism", in Samuel Guttenplan (org) A Companion to the Philosophy of Mind, Blackwell, Oxford, 265-7.
  2. abc Platon (390s-347 av. JC) Apologie de Socrate, Criton, Phédon, trad. M.-J. Moreau, ed. Gallimard, Folio Essais, 1985.
  3. abc Aristote (milieu IVe siècle av. JC) " La Métaphysique" trad. Annick Jaulin, PUF, 1999
  4. abcd Descartes, R. (1641) "Méditations métaphysiques", trad. Florence Khodoss, PUF, 2004
  5. abcd Robinson, Howard, "Dualism", The Stanford Encyclopedia of Philosophy (Fall 2003 Edition), Edward N. Zalta (ed.), URL=http://plato.stanford.edu/archives/fall2003/entries/dualism/
  6. abc Aristote, mil. 4e Siècle av. JC, "De l’Ame", trad. A. Jannone, ed Gallimard, TEL, 1994
  7. Whittaker, The Neo-Platonists, (Cambridge, 1901)
  8. Thomas d’Aquin, "Somme théologique"
  9. Alquie, F., "Le Cartésianisme de Malebranche", Vrin, 2005
  10. abcd Robinson, H. (2003) "Dualism", in S. Stich and T. Warfield (eds) The Blackwell Guide to Philosophy of Mind, Blackwell, Oxford, 85-101.
  11. ab Donald Davidson, Essays on Actions and Events ed. Oxford University Press,1980
  12. Fodor, J. (1968) Psychological Explanation, Random House. ISBN 0070214123.
  13. Nagel, T. "La vue de nulle part", trad. Sonia Kronlund, éd. L’Eclat, 1993
  14. Jackson, F. (1977) "Perception: A Representative Theory", Cambridge: Cambridge University Press.
  15. Chalmers, David, "The conscious mind"
  16. ab Madell, G. (1981): "The Identity of the Self", Edinburgh University Press, Edinburgh.
  17. Shoemaker, S. and Swinburne, R. (1984) "Personal Identity", Oxford: Blackwell.
  18. Baker, Gordon and Morris, Katherine J. Descartes’ Dualism (Routledge, London 1996)
  19. Lycan, William: "Philosophy of Mind" in The Blackwell companion to Philosophy, Nicholas Bunnin and E. P. Tsui-James eds. (Blackwell Publishers, Oxford 1996).
  20. Popper, K.R. and Eccles, J.C. (1977) "The Self and Its Brain", Berlin: Springer.
  21. Churchland, Paul : "Matière et Conscience", trad. Gérard Chazal, ed. Champ Vallon, coll. Milieux, 1998.



08/08/2007
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