Etude : Les troubles bipolaires chez le sujet âgé

 

Les troubles bipolaires chez le sujet âgé


Psychologie & NeuroPsychiatrie du vieillissement. Volume 3, Numéro 2, 115-23, Juin 2005, Synthèse

Résumé   Summary  

Auteur(s) : Fabienne Galland, Estelle Vaille-Perret, Isabelle Jalenques , Centre médico-psychologique A, CHU, Clermont-Ferrand.

Résumé : L’opinion selon laquelle la pathologie maniacodépressive devient moins active avec l’avancée en âge est aujourd’hui remise en cause. Sous l’aspect de profils diachroniques très divers (selon l’âge de début des troubles et selon la polarité des épisodes antérieurs principalement), la maladie bipolaire semble pouvoir se manifester tout au long de la vie. La prévalence des troubles bipolaires dans la population de sujets âgés reste toutefois probablement sous-évaluée car les critères des classifications diagnostiques les plus consensuelles ne sont pas adaptés aux personnes âgées et les spécificités de la maladie liées au vieillissement sont souvent méconnues. Les données de la littérature concernant l’évolution des troubles bipolaires avec le vieillissement ou leurs particularités selon l’âge de début sont parfois contradictoires. Les troubles bipolaires qui débutent à l’âge adulte posent la question de leur évolution lorsque les sujets vieillissent, notamment quant à leur fréquence, leurs caractéristiques cliniques, leur pronostic et l’adaptation nécessaire ou non des traitements. Les troubles bipolaires d’apparition tardive, qui débutent après 65 ans, soulèvent plusieurs problèmes : rôle des lésions cérébrales associées, éventuelles spécificités évolutives, pronostiques et thérapeutiques. Ces patients doivent faire l’objet d’interventions multidisciplinaires, médicales et psychiatriques, pharmacologiques et médicosociales.

Mots-clés : trouble bipolaire, sujet âgé, pathogénie, clinique, évolution, pronostic

ARTICLE

Auteur(s) :, Fabienne Galland*, Estelle Vaille-Perret, Isabelle Jalenques

Centre médico-psychologique A, CHU, Clermont-Ferrand

Pour Kraepelin, toute maladie mentale devait pouvoir être définie par son évolution et son pronostic [1]. Ainsi il a décrit la folie maniaco-dépressive à travers ses récurrences maniaques et dépressives successives - qui devenaient, selon lui, moins fréquentes à partir de l’âge de 40 ans - et également à travers son retentissement sur tous les domaines de la vie psychique. Si une grande majorité des postulats de Kraepelin sert toujours aujourd’hui de référence en psychiatrie, il est néanmoins convenu que la maladie bipolaire peut se manifester tout au long de la vie des patients. Cette notion reste encore méconnue dans la littérature, les troubles bipolaires du sujet âgé ayant été peu décrits et peu explorés.L’étude des patients âgés bipolaires présente des intérêts multiples : connaissance de l’impact du vieillissement sur la présentation de la maladie bipolaire, étude de l’influence de l’ancienneté de la pathologie sur le devenir du patient, description de l’hétérogénéité des troubles bipolaires en fonction de l’âge de début des troubles et de la polarité des épisodes antérieurs, nécessité d’une bonne connaissance de leur aspect clinique afin de délivrer une prise en charge efficace.Après avoir défini les différents sous-types diachroniques et l’épidémiologie des troubles bipolaires concernant le sujet âgé, cet article fait la synthèse des connaissances actuelles aux plans étiopathogénique, clinique, évolutif, pronostique et thérapeutique concernant d’abord les sujets atteints de troubles bipolaires vieillissants, puis les troubles bipolaires d’apparition tardive.

Définition des sous-groupes de troubles bipolaires chez le sujet âgé

Les troubles bipolaires observés chez les sujets âgés représentent un groupe hétérogène et peuvent être subdivisés en trois sous-types selon l’âge de début et la polarité des épisodes thymiques antérieurs. On peut distinguer :

  • 1) un trouble ayant débuté à l’âge adulte sous un aspect unipolaire dépressif, qui révèle une « bipolarisation tardive » par l’apparition tardive d’un épisode maniaque qui survient après une latence de plusieurs années et plusieurs épisodes dépressifs ;
  • 2) un trouble ayant également débuté à l’âge adulte par des récurrences maniaques et dépressives qui se poursuit après 60 ans.Dans ces deux cas, il s’agit de patients ayant une maladie maniaco-dépressive (MMD) ;
  • 3) un trouble dans lequel la manie apparaît tardivement après 60 ans, en l’absence de tout antécédent dysthymique antérieur. Ces cas, nous le verrons, sont considérés le plus souvent comme secondaires à une pathologie organique.

La synthèse des études portant sur les sujets âgés bipolaires amène les constatations suivantes [2-10] :

  • 5 à 18 % des troubles dépressifs récurrents se bipolarisent tardivement. Selon les études, 7 à 30 % des troubles bipolaires du sujet âgé ont été précédés d’un trouble dépressif récurrent. Une latence de 10 à 17 ans est observée entre le premier épisode dépressif et le premier épisode maniaque ; 48 à 54 % de ces sujets font au moins 3 épisodes dépressifs au cours de cette période ;
  • la fréquence de l’alternance d’épisodes maniaques et d’épisodes dépressifs ayant débuté précocement varie de 13 à 60 % des cas. Parmi ces cas, les épisodes maniaques survenus avant 40 ans sont plutôt rares, ils ne représentent que 5 à 9,5 % des cas ;
  • la manie qui survient après 60 ans, en l’absence de tout antécédent dysthymique, concerne 20 à 26 % des cas.
  • quel que soit l’âge de début, les troubles débutent par un épisode dépressif dans 60 % des cas, un épisode maniaque dans 17 à 22 % des cas et un épisode mixte dans 8 à 13 % des cas.

Dans ces études, l’âge de début des troubles est retardé par rapport à l’âge observé dans les études menées chez les sujets bipolaires de tous âges. Plusieurs raisons ont été avancées pour expliquer la sous-représentation des formes à début plus précoce chez les sujets âgés [3] :

  • décès prématuré des malades qui atteignent moins souvent l’âge mûr ;
  • épuisement de la maladie, donc réduction de la fréquence des épisodes nécessitant une hospitalisation ;
  • orientation vers d’autres services que les services de psychiatrie (patients perdus de vue) ;
  • erreur diagnostique face à un tableau d’allure démentielle ou psychotique ;
  • recueil rétrospectif inapproprié de l’âge de début des troubles.

Notons que les concepts de « troubles à début précoce » et de « troubles à début tardif » font référence à des âges de début très variables selon les études. Les conclusions des études menées sur des populations tous âges confondus peuvent, en fait, difficilement être étendues aux sujets âgés.

Les troubles bipolaires ayant débuté à l’âge adulte

Étiopathogénie

Le vieillissement physiologique du système nerveux central, du fait des modifications cérébrales structurelles et neurobiologiques qui lui sont associées, peut être considéré comme un terrain à risque pour la survenue de troubles de l’humeur et expliquer l’apparition de manifestations cliniques atypiques. En effet, les systèmes identifiés de neurotransmetteurs évoluent tout au long de la vie. Dès la cinquantaine, certaines modifications s’accélèrent. Ces changements expliqueraient les manifestations motrices, comportementales et psychologiques qui sont observées chez les patients âgés. Néanmoins, la cause de ces modifications est loin d’être élucidée. Les travaux explorant les effets du vieillissement sur les systèmes de neurotransmetteurs sont encore très incomplets et leurs résultats souvent contradictoires. La neuroendocrinologie ouvre, de la même façon, des perspectives intéressantes mais encore imprécises. Les rythmes circadiens, perturbés en cas de stress, sont également altérés au cours du vieillissement physiologique. L’imagerie cérébrale révèle la présence d’anomalies structurales chez les sujets âgés normaux comme chez les sujets déments. Du fait de ces résultats – possibilité d’un substratum commun entre vieillissement normal, conséquences du stress, dépression, processus démentiels – la tentation est forte de considérer l’âge comme un facteur de risque majeur pour voir se développer une dépression. Chez le sujet âgé dépressif, des modifications touchant principalement le métabolisme de la monoamine-oxydase et le fonctionnement de l’axe hypothalamo-hypophyso-surrénalien ont été mises en évidence. Ces modifications liées à l’âge peuvent expliquer l’extériorisation de troubles cliniques « nouveaux » de la sphère dépressive [11]. Pour les troubles bipolaires, les présentations cliniques trompeuses pourraient également être en rapport avec le vieillissement du système nerveux central, mais ce sujet n’a pas été l’objet d’études spécifiques.

Plusieurs études ont cherché à mettre en évidence l’existence de facteurs environnementaux précipitants, c’est-à-dire d’événements associés au déclenchement d’une récidive. Le rôle précipitant des facteurs de stress et des facteurs perturbant le rythme de vie concernerait surtout le déclenchement du premier épisode. Une certaine indépendance vis-à-vis des événements extérieurs se développerait progressivement lors de l’évolution de la maladie. Cela va dans le sens du modèle de sensibilisation (kindling) proposé par Post [12] : au fil du temps, chaque nouvel épisode thymique serait déclenché pour un niveau de stress de plus en plus bas. Les événements de vie stressants ont été étudiés chez les sujets âgés mais, là encore, les résultats des études sont contradictoires quant à leur rôle dans la survenue des troubles de l’humeur en général.

Particularités cliniques

Dans le DSM-IV, les troubles bipolaires de type I et II font partie des troubles de l’humeur au côté des épisodes thymiques (épisode dépressif majeur, épisode maniaque, épisode mixte, épisode hypomaniaque) et des troubles dépressifs décrits en fonction de leur évolution (épisode isolé, épisodes récurrents, trouble dysthymique). Dans les classifications consensuelles (DSM-IV, mais également CIM-10), les spécificités cliniques de la dépression et de la manie du sujet âgé n’apparaissent pas. Ainsi, la majorité des études épidémiologiques qui s’appuient sur les critères de ces classifications sous-évaluent la prévalence des troubles chez les sujets âgés (Annexe 1).

Certains auteurs, à partir d’observations cliniques, ont évoqué une modification de la symptomatologie maniaque liée au vieillissement. Une nouvelle coloration des tableaux cliniques résulte de la fragilité des sujets âgés et de la comorbidité fréquente. Ces particularités cliniques n’ont toutefois pas été retrouvées dans toutes les études contrôlées. De la même façon, l’isolement de spécificités sémiologiques en fonction de l’âge de début des troubles chez les sujets âgés demeure controversé.

Le tableau habituel de l’épisode maniaque comporte une hyperactivité, une diminution du besoin de sommeil, une fuite des idées, un délire de grandeur, des dépenses inconsidérées et une hypersexualité.

Il semble que ce tableau prenne, chez les sujets âgés, un aspect atténué. Young et Falk [13], Broadhead et Jacoby [5] ont ainsi observé des scores aux échelles de manie plus bas chez les sujets âgés que chez les sujets bipolaires plus jeunes. À l’inverse toutefois, Young [14] a observé une symptomatologie maniaque plus sévère chez les sujets de 60 ans et plus dans deux de ses études les plus récentes. Dans l’étude de Glasser et Rabins [2], la majorité des sujets âgés manifestait un tableau maniaque typique, c’est-à-dire sans atténuation de l’intensité des manifestations cliniques.

Les tableaux atypiques comportent certains symptômes qui ne sont pas nécessairement observés chez les adultes plus jeunes. Les sujets âgés bipolaires manifesteraient ainsi plus de symptômes dépressifs et d’épisodes mixtes, moins de troubles du cours de la pensée, plus d’éléments délirants de persécution non congruents à l’humeur ; l’euphorie serait moins intense, l’hostilité et l’irritabilité plus fréquentes. Il existerait également plus de symptômes confusionnels, plus de troubles du comportement et de troubles cognitifs [15].

La présence de symptômes dépressifs est très communément décrite chez les sujets maniaques âgés, ce qui peut être la source d’une confusion diagnostique entre certains sous-types de dépression et certains sous-types de manie. Le terme d’état mixte semble être le plus approprié, la présentation clinique la plus courante associant une accélération idéïque, une agitation, une humeur dépressive teintée de désespoir, de culpabilité, d’indignité, voire des idées suicidaires. Meeks [16] a ainsi observé une majorité de patients présentant un tableau mixte. D’autres auteurs ont néanmoins avancé des résultats contradictoires : bien que les éléments dépressifs soient comparables à l’admission, un virage dépressif en fin d’épisode maniaque serait significativement plus fréquent chez les sujets âgés [5, 13].

Un discours facile, voire logorrhéïque, remplace fréquemment la fuite des idées. Un délire paranoïde non congruent à l’humeur peut remplacer les idées de grandeur et se manifester par des idées de persécution ou de référence entraînant des réactions de méfiance accrues. Des délires fanatiques, quérulents, des idées de ruine ou d’empoisonnement ont également été décrits. À l’inverse, d’autres auteurs n’ont observé aucune différence en fonction de l’âge en ce qui concernait la présence de manifestations psychotiques [5, 13].

Des manifestations d’irritabilité, de colère et d’hostilité sont habituellement rapportées au cours des épisodes maniaques du sujet âgé. Elles seraient plus fréquentes que l’euphorie à cet âge.

Certains symptômes peuvent évoquer à tort une confusion mentale d’origine organique. Il s’agit de troubles de la conscience, d’onirisme avec une exacerbation nocturne des troubles. Ils s’atténuent avec l’amélioration de l’épisode maniaque.

Les troubles cognitifs seraient également particulièrement fréquents chez les sujets âgés bipolaires. Plusieurs études ont mis en évidence une détérioration plus importante chez ces sujets par rapport à des sujets témoins de même âge ou à des patients bipolaires plus jeunes [5, 14, 17, 18]. Il s’agit habituellement de troubles de la mémoire de fixation traduisant des perturbations de l’attention. Ils sont en général réversibles avec la guérison de l’épisode maniaque, mais ils peuvent persister et sont alors considérés comme un état prédémentiel.

Des troubles du comportement sont principalement fréquents dans les cas de manie confuse ou prédémentielle. L’agitation peut également être liée à l’anxiété ; le risque suicidaire est alors plus important par passage à l’acte impulsif ou raptus anxieux.

Les résultats de l’analyse des spécificités sémiologiques liées à l’âge de début des troubles sont ainsi contradictoires selon les études. Il semble que la présentation clinique des troubles précoces soit plus caractéristique et qu’elle évolue vers une atténuation des symptômes tout en continuant à ressembler aux épisodes précédents.

De façon générale, les critères diagnostiques usuels ne sont pas adaptés aux caractéristiques cliniques de la dépression chez les sujets âgés. En ce qui concerne la sémiologie maniaque, compte tenu de la présentation souvent atypique, la question peut se poser de savoir s’il est légitime de maintenir le terme de manie pour la décrire.

Cours évolutif

Le cours évolutif serait variable en fonction de l’ancienneté de la maladie. Les observations cliniques rapportées dans la première moitié du XXesiècle ont amené les constatations suivantes. Avec l’avancée en âge, les épisodes seraient de plus longue durée et l’amélioration de l’état thymique plus difficile à obtenir. Les formes de manie chronique seraient plus fréquentes, les intervalles entre chaque épisode plus courts et les récidives plus fréquentes [14].

Depuis l’introduction des psychotropes, les constatations sont plus nuancées et parfois contradictoires. Broadhead et Jacoby ont observé un profil évolutif des troubles bipolaires analogue chez les sujets jeunes et plus âgés, avec une même durée de l’épisode maniaque et une même durée d’hospitalisation [5]. À l’inverse, une étude plus récente qui portait sur un échantillon de plus grande taille, a mis en évidence des spécificités liées à l’âge des patients : les sujets bipolaires plus âgés étaient moins fréquemment hospitalisés, mais pour une plus longue durée [8].

Les données actuellement disponibles concernant le cours évolutif des troubles bipolaires selon l’âge de début des troubles sont contradictoires. Il était habituel d’avancer qu’une maladie bipolaire ancienne, et donc d’âge de début précoce, évoluait vers un épuisement, une extinction. Aujourd’hui toutefois, il est admis que la pathologie bipolaire continue de récidiver avec l’avancée en âge.

Pronostic

Peu d’auteurs ont étudié le retentissement de la maladie bipolaire chez les sujets âgés. Le pronostic serait moins favorable que chez les personnes plus jeunes, du fait d’une plus grande fragilité des personnes âgées et peut-être d’une plus grande résistance aux traitements. Pour certains auteurs, la moitié des patients ne seraient pas totalement guéris [15].

Les récurrences de la pathologie bipolaire restent problématiques chez les patients âgés. Les taux de récidives sont compris entre 32 et 51 % selon les études, la moitié de patients en présentent plus de trois. L’évolution vers la chronicité est observée dans 5 à 30 % des cas [19].

Meeks [16] a cherché à connaître le retentissement de la pathologie dans la deuxième moitié de vie des patients bipolaires. Son étude a confirmé que plus l’âge de début des troubles était jeune (c’est-à-dire plus la maladie était ancienne), plus la pathologie appauvrissait le fonctionnement général du patient. Cette relation serait en rapport avec le nombre et la sévérité des épisodes antérieurs. Ce sont surtout la présence de nombreux épisodes dépressifs qui assombrissent le pronostic.

Le rôle péjoratif de la comorbidité sur le pronostic a également été montré chez les sujets âgés bipolaires. Pour Himmelhoch [20], le pronostic est assombri par la présence d’éléments démentiels (transitoires ou définitifs), de symptômes parkinsoniens (iatrogènes ou non) et de troubles addictifs. Un mauvais état neurologique est associé à une plus grande probabilité de manie chronique, à une moindre efficacité du lithium et à une plus grande incidence des effets neurotoxiques du lithium.

Le taux de démence parmi les patients bipolaires serait voisin de celui de la population générale [15]. Toutefois, deux études prospectives récentes, réalisées au Danemark, ont mis en évidence un risque de démence plus élevé chez les patients souffrant de troubles de l’humeur que chez le sujets atteints d’un autre trouble psychiatrique ou d’une autre pathologie chronique (arthrose ou diabète) [21]. Selon ces auteurs, d’autres études prospectives contrôlant l’effet des traitements doivent être réalisées. Les troubles bipolaires seraient de plus en plus considérés comme une pathologie à risque d’altération cognitive en rapport avec une atteinte neurodégénérative des régions corticales et limbiques du cerveau [22]. La présence de troubles cognitifs dans la présentation clinique comporterait un risque particulier d’évolution démentielle.

Il est admis que les sujets âgés atteints de pathologies psychiatriques présentent des taux de mortalité de 1,5 à 2,5 fois plus élevés que ceux de la population générale. Toutefois, seules deux études ont évalué la mortalité d’un échantillon de sujets âgés bipolaires. Les taux de mortalité étaient plus élevés que ceux qui étaient observés dans la population générale de même âge [19] et que ceux concernant des patients dépressifs récurrents âgés [9]. Dans cette dernière étude, les courbes de survie ont montré que la probabilité de rester en vie à 10 ans était de 75 % pour les patients dépressifs récurrents et seulement de 30 % pour les patients bipolaires. Cette étude est la seule qui a comparé des sujets âgés bipolaires à des sujets dépressifs récurrents. Les décès de cause naturelle étaient principalement liés à des pathologies cardiovasculaires et cérébrovasculaires [23].

Une réunion d’experts dans le domaine des troubles de l’humeur du sujet âgé a évoqué le lourd impact de ces troubles en termes de santé publique [24]. Ils sont en effet responsables d’invalidité, de handicap fonctionnel et d’une baisse de qualité de vie. Les sujets âgés bipolaires consommeraient jusqu’à quatre fois plus de biens et de services de santé que les sujets âgés dépressifs, alors que les patients bipolaires ne représentent qu’une minorité. Les patients bipolaires étaient quatre fois plus souvent hospitalisés que les patients âgés dépressifs récurrents dans l’étude de Bartels et al. [25].

Traitement

Les principales règles de prescription d’un psychotrope chez les sujets âgés doivent être observées. La méconnaissance des conséquences pharmacodynamiques et pharmacocinétiques du vieillissement par le praticien peut avoir des conséquences néfastes. Les effets indésirables des traitements sont fréquents et graves chez les patients âgés. Ils sont les plus grands pourvoyeurs d’hospitalisations chez les sujets à partir de 65 ans. Il s’agit, le plus souvent, de confusion mentale, de troubles cognitifs, de syndromes parkinsoniens, de chutes, de troubles de la conduction cardiaque, de perte de poids et d’hyponatrémie.

Afin de tenter de les prévenir, il est nécessaire d’inventorier les pathologies associées et les associations médicamenteuses. Les prescriptions qui ne sont pas strictement indispensables doivent être éliminées. L’efficacité, la tolérance et les posologies du produit utilisé doivent être régulièrement réévaluées auprès du patient et de son entourage. La question de l’observance au traitement doit être posée. Les alternatives non médicamenteuses doivent être évoquées systématiquement [15].

Traitement pharmacologique

Lors d’un épisode maniaque, on utilise préférentiellement , en première intention, un traitement thymorégulateur, bien que leur usage n’ait pas encore fait l’objet d’étude prospective contrôlée chez les sujets âgés, à l’inverse des traitements antidépresseurs [15, 26].

Dans la manie caractéristique, la supériorité de l’efficacité du lithium reste indiscutable. Néanmoins, chez le sujet âgé, son utilisation est délicate : les contre-indications sont très nombreuses, la tolérance moins bonne et la surveillance difficile. On utilise donc plutôt le valproate de sodium qui est bien toléré et qui ne nécessite pas de bilan préthérapeutique ni de surveillance particulière. L’efficacité est jugée satisfaisante dans les épisodes mixtes, les cycles rapides, en cas de pathologies neurologiques et de troubles du comportement associés.

La carbamazépine doit être utilisée avec prudence chez les sujets âgés car elle est moins bien tolérée. Elle doit être utilisée le plus possible en monothérapie : inducteur enzymatique majeur, elle modifie la pharmacocinétique de nombreux autres traitements pris simultanément. Elle possède néanmoins une action antimaniaque non négligeable.

L’utilisation de neuroleptiques est souvent nécessaire pour traiter un épisode maniaque : soit seuls en cas de contre-indication des thymorégulateurs soit en traitement associé au thymorégulateur pour leur action sédative. Néanmoins, la mauvaise tolérance de ces traitements chez les personnes âgées engage à limiter leur utilisation. Les nouveaux neuroleptiques sont à privilégier, surtout l’olanzapine.

L’épisode dépressif survenant dans le cadre d’un trouble bipolaire relève du même traitement que n’importe quel épisode dépressif.

Traitement spécifique pour la prévention des récidives

Il semble impératif de maintenir, sauf apparition de contre-indication stricte, un traitement par thymorégulateur instauré à l’âge adulte et jugé efficace. En cas de rechute sous thymorégulateur, la question du changement de traitement préventif des récidives se pose : soit changement pour un autre thymorégulateur, soit maintien d’une petite dose de neuroleptique au long cours en cas de rechute maniaque, soit maintien d’un traitement antidépresseur au long cours en cas de rechute dépressive. L’avis d’un psychiatre expérimenté est souvent nécessaire dans ces cas difficiles.

L’utilisation du lithium au long cours permettrait une diminution significative des décès de cause cardiocirculatoire, en réduisant l’hyperfonctionnement du système nerveux autonome qui est observé dans les troubles de l’humeur et impliqué dans les maladies cardiovasculaires. La prescription au long cours de lithium aurait également une action neuroprotectrice et neurotrophique sur le système nerveux central. In vitro le lithium serait capable de prévenir les altérations des tissus cérébraux habituellement présentes chez les patients bipolaires [22]. Néanmoins, avec l’âge, sa tolérance est réduite pour les taux de lithémie efficaces chez l’adulte. Les posologies doivent être réduites de moitié voire au tiers des doses jugées thérapeutiques chez le sujet adulte. Des cas d’intoxication aiguë sont recensés dans 11 à 23 % des cas. La surveillance de la lithémie intraérythrocytaire a un intérêt chez les sujets âgés qui présentent le plus grand risque d’intolérance ou de surdosage au lithium.

Psychothérapies individuelles et familiales

Leur utilisation potentialise l’effet des traitements psychotropes. Cela a en particulier été démontré pour les psychothérapies cognitivo-comportementales, les thérapies de groupe ainsi que les thérapies familiales. Toutefois, les particularités de la prise en charge psychothérapeutique des patients bipolaires âgés ont été très peu étudiées, à l’inverse de celles des patients dépressifs âgés ou déments.

Le thérapeute doit porter son attention sur les conflits, les pertes récentes ou à venir, les croyances sur le futur. Il est également indispensable de rencontrer l’entourage pour enquêter sur la situation psychoaffective du patient, mais aussi pour entendre la souffrance des soignants familiaux et les soutenir.

Les troubles bipolaires débutant après 65 ans

Ils concernent les patients qui présentent un premier épisode maniaque après 65 ans en l’absence de tout antécédent psychiatrique personnel. Ils sont à distinguer des patients pour lesquels le diagnostic n’aurait pas été fait antérieurement. Ils font poser la question de l’imputabilité de cet épisode à une pathologie organique, ainsi que celle d’une spécificité en termes de présentation clinique, d’évolution, de pronostic et de traitement.

Étiopathogénie

L’association entre pathologie du système nerveux central et manie d’apparition tardive renvoie au concept plus global de manie secondaire. L’évocation de syndromes maniaques secondaires à des affections médicales chez des patients jusqu’alors indemnes de troubles thymiques est nettement plus rare que celle de syndromes dépressifs « symptomatiques ». Les premiers, Krauthammer et Klerman [27] ont élaboré des critères permettant de porter le diagnostic de manie secondaire. Ces critères servent depuis de référence pour le diagnostic de syndromes maniaques secondaires. Les limites méthodologiques des études réalisées sur ce thème sont nombreuses. La principale est que l’imputabilité du trouble bipolaire à une cause organique reste toujours difficile à prouver. Quel que soit l’âge, les principales lésions cérébrales impliquées dans la survenue de manies secondaires sont des lésions ischémiques (accidents vasculaires cérébraux), néoplasiques (tumeurs primitives ou secondaires) ou traumatiques (traumatismes crâniens).

Il est couramment admis que les troubles affectifs dépressifs ou maniaques associés à des pathologies cérébrales ne sont pas seulement liés à l’impact psychologique dû au handicap, mais également à la localisation des lésions, selon l’approche localisationniste des fonctions cérébrales. La survenue d’une dépression serait plus fréquente lorsque la lésion est proche du lobe frontal de l’hémisphère gauche. La survenue d’un épisode maniaque est rapportée plus fréquemment dans les lésions touchant le cortex orbitofrontal ou basotemporal de l’hémisphère droit, la tête du noyau caudé ou le thalamus. Les mécanismes impliqués restent obscurs malgré les nombreuses études qui ont rapporté la présence d’anomalies cérébrales structurales ou fonctionnelles.

Une étude a révélé une fréquence plus élevée de pathologies neurologiques chez les sujets âgés qui avaient présenté un premier épisode maniaque tardif que chez les sujets âgés déjà connus pour des troubles bipolaires ; 71 % des manies tardives étaient associées à une pathologie neurologique. Plusieurs auteurs ont montré l’importance des facteurs de risque cardiovasculaires dans la manie tardive [28, 29]. L’hypothèse d’une manie à début tardif d’origine cérébrovasculaire a été proposée. Les lésions de la substance blanche mises en évidence par l’IRM (hyperdensités notées également chez les sujets bipolaires plus jeunes) seraient d’origine vasculaire et seraient plus nombreuses chez les sujets âgés [23]. Des manies secondaires à des affections neurodégénératives ont également été observées. Nilsson et al. [30] ont rapporté un risque accru de développer une dépression, mais également une manie chez les patients déments. Ce risque persistait au long de l’étude menée sur 21 ans. D’autres études ont cependant obtenu des résultats contradictoires.

Plusieurs auteurs ont ainsi pointé les limites du DSM-IV dans le domaine des troubles bipolaires et de la comorbidité organique. Les troubles de l’humeur « secondaires » dans le DSM-IV sont caractérisés soit par « une humeur dépressive ou une diminution marquée de l’intérêt ou du plaisir pour toutes (ou presque) les activités », soit par « une élévation de l’humeur ou une humeur expansive ou irritable », soit par les deux en cas de caractéristiques mixtes. Ainsi, si un trouble secondaire est évoqué, le diagnostic de troubles bipolaires ne peut être avancé. La préséance de l’origine organique du trouble sur le diagnostic du trouble lui-même est critiquable. Des chevauchements existent également entre plusieurs catégories du DSM-IV. Un critère diagnostique retenu pour les « troubles de l’humeur secondaires à une affection médicale générale » est « la perturbation (mentale) est la conséquence physiologique directe de cette affection (organique) ». Or, il est loin d’être toujours aisé d’affirmer ce lien de causalité en pratique clinique psychiatrique. Les manifestations thymiques peuvent être liées au seul impact psychologique d’une maladie organique, du fait du stress ou du handicap qu’elle génère. Le diagnostic à évoquer est alors un « trouble de l’adaptation », autre catégorie diagnostique proposée dans le DSM-IV. Enfin, la notion de « manie secondaire à l’usage d’une substance » est également discutée par certains auteurs. Dans les nouvelles classifications des troubles bipolaires, la manie pharmaco-induite est admise comme un critère diagnostique de troubles bipolaires primaires, voire comme un facteur prédictif de bipolarisation d’un trouble de l’humeur primaire.

Clinique

La manie tardive prendrait plus généralement un aspect trompeur, mais les résultats des différentes études sont contradictoires. Broadhead et Jacoby [5] ont observé des scores de manie comparables chez les sujets âgés quel que soit l’âge de début. Les éléments dépressifs étaient semblables dans les deux groupes de leur étude.

L’analyse des troubles cognitifs en fonction de l’âge de début des troubles chez les patients bipolaires âgés ne donne pas de résultats définitifs. Dans une de ses études rétrospectives, Young [14] a mis en évidence des troubles cognitifs plus importants en cas de début précoce. À l’inverse, pour Broadhead et Jacoby [5], les troubles cognitifs sont plus représentés dans le groupe d’âge de début tardif (mais la différence n’était pas significative).

Cours évolutif et traitement

Le cours évolutif, le pronostic et le traitement des manies tardives sont fonction de la pathologie sous-jacente retrouvée. Sur le plan médicamenteux, dans ces situations, en cas de comorbidité organique, neurologique surtout, il semble plus adapté d’utiliser les anticonvulsivants en première intention. Plusieurs observations démontrent néanmoins que la lithiothérapie peut avoir une efficacité certaine, même lorsque l’état maniaque est secondaire ou tout au moins associé à une pathologie organique cérébrale, et ce sans conséquence neurotoxique notable.

Conclusion

La question des troubles bipolaires du sujet âgé, comme souvent en psychogériatrie, ne peut être abordée qu’en tenant compte en premier lieu de la présence ou non d’antécédents psychiatriques. En effet, la clinique, l’évolution, le pronostic et les traitements sont différents s’il s’agit de patients ayant une maladie maniacodépressive depuis l’âge adulte ou s’il s’agit de patients n’ayant aucun antécédent psychiatrique. Dans ce deuxième cas, il est indispensable de rechercher une maladie somatique sous-jacente, neurologique le plus souvent. 

Annexe 1

Prévalence des troubles bipolaires chez le sujet âgé

Prevalence of bipolar disorders in subjects aged over 65 years

Auteurs

Année

Prévalence des troubles après 60 ans

Wertham

1919

0,1 %

Roth

1955

0,6 %

Perris

1966

2,9 %

Winokur

1969

1,6 %

Loranger

1978

1,5 %

Glasser

1984

4,9 %

Yassa

1988

4,7 %

Snowdon

1991

12 %

Shulman

1999

4-18 %

Cassano

2000

5-19 %

Sajatovic

2002

5-19 % en hôpital gériatrique 10 % en maison de retraite

Références

1 Kraepelin E. Leçons cliniques sur la démence précoce et la psychose maniaco-dépressive. Paris : L’Harmattan, 1997.

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3 Snowdon J. A case-note study of bipolar disorder in old age. Br J Psychiatry 1991 ; 158 : 485-90.

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15/05/2013
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