Fahrenheit 451 - partie 2
Du Truffaut dans Fahrenheit 451 [modifier]
La crise de l’identité [modifier]
- L’univers du cinéaste investit la personnalité du roman. La crise identitaire est poussée à son paroxysme. François Truffaut est, lui-même, marqué par un problème d’identité. Ayant été éduqué par un homme qu’il croyait être son père biologique, il n’apprend que tard que Rolland Truffaut ne l’est pas. Le fait de choisir une actrice pour jouer les deux rôles féminins est déjà un moyen de montrer que cette société ne regarde pas les gens. Montag, pourtant, constate la ressemblance, mais il n’y attache aucune importance. Et pour cause, cette société n’est-elle pas celle où les gens se doivent d’être identiques ? L’homme qui aimait les femmes déclarera plus tard que « chaque femme est unique ». C’est ici ce qu’il tend à montrer en opposant deux personnalités sous un même visage. La femme que pourrait aimer Montag, une fois délurée, sera physiquement la même que celle qu’il aimait quand il était dans le leurre. De même, la speakerine est multiple, nous l’avons vu, et personne ne peut s’en rendre compte, puisque les speakerines sont standardisées et que seuls quelques détails varient selon la programmation. Il faut donc comprendre que cette distribution des rôles multiples révèle un choix amusé de l’auteur qui prend le parti d’afficher le ridicule de cette société de l’illusion où l’on s’attache à des choses qui nous sont tellement familières que nous ne les voyons plus, et où l’on évite la moindre touche d’exotisme de peur de commettre un délit de personnalité et d’être taxé d’intelligence.
- Ainsi, il n’y a rien d’étonnant à ce que Clarisse fasse peur aux enfants puisque n’ayant « même pas d’antenne sur son toit », elle n’a aucun rôle à jouer dans cette société audiovisuelle. En supprimant le métier de Linda, le film lui ôte sa fonction d’actrice et ne lui laisse que sa fonction de téléspectatrice. Pourtant, le thème de la comédie est renforcé. Tous les citoyens de Fahrenheit 451 sont des acteurs, mais la mise en scène exclut toute improvisation. Quand Montag cesse d’être un bon acteur, c’est tout naturellement un comédien qui usurpe son identité pour mettre sa mort en scène.
- La liberté des individus est réduite au minimum vital. Linda parle et se prend pour l’actrice qu’elle voudrait être, quand une alarme qui fait clignoter un voyant rouge lui dit de le faire. Le signal ne peut pas faire penser à autre chose qu’à une alarme militaire ou à un signal d’urgence. « Il y a danger » semble crier la sirène. En effet, cette alerte rouge est bien la métaphore d’un régime politique qui semble dire « je vous écoute » et qui nous empêche de parler. Un régime qui contrôle nos pensées, qui nous presse de dire des choses sans conséquence pour assouvir un désir d’expression et ne pas laisser de place à la réflexion. Un régime aux allures démocratiques qui donne à ses citoyens l’illusion qu’ils seront entendus, mais un régime totalitaire qui impose à ses citoyens de se taire. Linda peut toujours parler, avec tant d’autres, devant son téléviseur qui tient des propos absurdes, elle ne risque pas d’être entendue. Mais la voilà flattée d’avoir donné la bonne réponse, même quand elle n’a pas eu le temps de la formuler et que l’acteur la félicite. Elle est tellement imprégnée de ce monde sourd qu’elle invite Montag à parler « tant qu’[il] voudra », puisqu’elle n’entend rien.
Des personnages crédibilisés [modifier]
- En tant que cinéaste de la nouvelle vague, Truffaut tente de montrer le monde tel qu’il est. C’est d’ailleurs en voulant démontrer à Raoul Lévy que la science-fiction était réservée à ceux qui n’avaient pas d’imagination qu’il a entendu parler de Fahrenheit 451 et, qu’immédiatement converti, il a décidé d’en faire un film. Il est donc évident qu’en adaptant une fable dystopique à l’écran, il allait être confronté à deux ambitions paradoxales. Qu’à cela ne tienne, Truffaut est un amoureux du paradoxe et de l’antithèse. Selon lui, ils tiennent même lieu de condition pour mettre en scène la richesse de la complexité humaine. Montag sera plus familier au spectateur que dans le roman. Il est plus aisé de s’identifier à lui, car, moins naïf, il ressemble déjà un peu au spectateur. Très vite, il se fait adjuvant de Clarisse. Il se propose de l’aider quand elle est exclue du système et il accepte de désobéir pour l’accompagner à l’école. Là, contrairement au roman, il sait que son costume provoque l’effroi et comprend que Clarisse est rejetée parce qu’elle est « différente ». Il comprend alors qu’il peut aimer la différence et se tourne assez naturellement vers la littérature.
- En outre, le personnage de Clarisse a été revu sur fond de pessimisme. Moins infantilisée, elle en ressort moins mystérieuse. Dans le roman, elle est ingénue, dans le film, elle joue l’ingénue pour séduire Montag. Même si elle ne sait pas comment on en est arrivé là, elle sait très bien que les lecteurs ne peuvent pas résider dans sa société. Elle manipule le héros lorsqu’elle fait semblant de le rencontrer par hasard. Elle le déstabilise en l’amenant à s’interroger sur ses convictions de pompier. Elle a conscience de son inaptitude sociale et elle en souffre beaucoup. Le personnage de Clarisse, assez heureux dans le roman, est ici plutôt triste. La lectrice est rejetée par la société avant de la fuir. Elle est, comme Montag, démasquée et poursuivie par les forces de l’ordre. Montag, lorsqu’il prend conscience de ce qu’il veut être, décide de quitter sa vie de pompier. Pour Clarisse, il en va autrement : elle voudrait changer les choses. C’est un personnage optimiste pris en charge par un cinéaste pessimiste, elle croyait pouvoir enseigner en éveillant les enfants à la lecture, tout comme elle a déluré Montag en l’amenant à s’interroger sur lui-même. Mais elle doit se rendre à l’évidence, elle ne peut même pas intégrer le système qu’elle voudrait effondrer. Son seul moyen d’action, c’est d’emmener Montag vivre dans un maquis.
Une volonté de réalisme [modifier]
- Le réalisme, cher à la nouvelle vague, s’accommode mal des fantaisies futuristes. Le train suspendu est la seule fantaisie « vaguement futuriste » de Truffaut. Il a dû, par ailleurs, faire disparaître le conducteur pour garder la dimension inhumaine de ce transport. Une des contraintes cinématographiques que les romanciers peuvent se permettre d’ignorer, c’est le fait que chaque élément narratif soit pris dans un contexte. Ainsi, chacun a pu imaginer les murs-écrans ou les automobiles à sa guise, mais le cinéma ne peut pas se permettre de les représenter en dehors de tout contexte. De fait, les choses montrées doivent être pensées dans un ensemble et pas seulement en tant qu’éléments isolés. Truffaut veut éviter les « impressions de trucage ». Le véhicule des pompiers, qui n’affronte ni les flammes ni la pluie, est réduit à un bas de caisse. Quant aux murs-écrans, ils ressemblent parfaitement à nos écrans actuels, alors que le lecteur les avait imaginés plus grands. Dans la même idée de réalisme, Linda n’en possède qu’un. Les autres écrans que ceux du salon sont des téléviseurs de l’époque. Il n’y a aucune anticipation, pas même la télécommande pourtant inventée en 1950. La maison est assez contemporaine du film. La géographie intègre simplement l’esthétique du confort moderne de son temps. Les téléphones à cornet sont déjà surannés, il y a encore une opératrice et le cinéaste n’a pas anticipé la miniaturisation. En somme, la maison, pour être moderne, se contente surtout d’être neuve et propre. Loin des anticipations engagées que présenteront plus tard Zemeckis ou Besson, Fahrenheit 451 est assez proche de l’univers épuré d’un Oncle de Tati et présente l’esthétique mécanisée et épurée que peut offrir sa société : portes coulissantes automatiques, murs de lumières diffuses, Egg Chair de Jacobsen, salons spacieux, monorail suspendu (inventé au début du siècle mais assez peu connu pour paraître révolutionnaire !), robots ménagers ou haut-parleurs incrustés… Les tenues vestimentaires et les décorations sont assez neutres. Il évite les « excentricités de détails ». On remarquera l’élément ancien, le rasoir, fantaisie de l’auteur qui a constaté que, les choses s’accélérant, les objets devenaient de plus en plus vite des antiquités, tout comme le rocking-chair qui a disparu en même temps que les relations humaines. Pour lui, « le comble du modernisme, c’est la nostalgie du passé ». Cela ne restitue que mieux l’idée d’immobilité qui était omniprésente dans le roman. Ce monde tente finalement de rester le même, il se rattache au connu et le progrès technique s’est surtout développé autour de ce qui permettait d’atrophier l’esprit humain. Si le roman évoquait de nombreux véhicules ulta-rapides, les seuls véhicules individuels présents dans le film sont ceux – assez modernes pour les hommes-volants – des brûleurs de livres.
Un film franco-anglais [modifier]
- Enfin, les contraintes budgétaires ont exporté le film en Angleterre. Cette migration a transformé le scénario français d’un livre anglais en un film franco-anglais. Une grande présence de livres anglais pose la question de la langue : le spectateur devra admettre que les lecteurs paraissent polyglottes. Alors que les échanges boursiers du roman se faisaient en dollars, la question de la monnaie (nationale) est contournée quand Montag répond qu’il ne connaît pas la valeur de son augmentation. La lecture du roman de Dickens est une mise en abyme de la situation du héros. L’intrusion de David Copperfield, héros anglais qui initie Montag au monde des lettres, s’incarne dans le personnage naissant du héros : « Deviendrai-je le héros de ma propre vie, ou bien cette place sera-t-elle occupée par quelque autre ? À ces pages de le montrer. » Et ces pages qui vont devoir le montrer ne sont autres que celles du film qui vient de poser sa problématique.
- Si l’Apocalypse revêtait un caractère universel, il n’y a rien de plus franco-anglais que les Histoires extraordinaires écrites par un Américain et popularisées par la traduction du poète français. De plus, les images du SAFEGE, auxquelles le cinéaste tenait beaucoup parce qu’elles lui avaient inspiré l’esthétique du film, ont obligé l’équipe du tournage à s’exiler en France. Ces histoires ressemblent bien à l’aventure de Fahrenheit 451, imaginée en anglais, lue en français par un cinéaste contraint de voir son interprétation traduite en anglais et qui fera de cette interprétation le prétexte à œuvre littéraire en français sous forme de carnets de bord.
- En outre, Mildred, prénom exotique en France, devient Linda, prénom très populaire en 1966 et beaucoup moins exotique. Mildred donnait des consonances anglo-saxonnes à la jeune femme. Le mot signifiant en anglais classique « force tranquille », est abandonné au profit d’un prénom qui, tout comme le nom Montag, est issu de l’allemand. Linda est le diminutif d’Adèle qui provient du bas allemand adel qui signifie « noble ». Linda est noble dans sa société puisqu’elle tentera, plus longtemps que Montag, de la maintenir en ordre en collaborant avec la justice d’un monde où la vertu est toujours dans l’application stricte de la loi. La sonorité de son prénom est assez universelle puisque qu’il se retrouve dans de nombreuses langues.
- De plus, la fête de Linda tombe le 24 décembre, jour du calendrier qui est associé à la nuit, puisque l’on veille on attendant la naissance du messie. Mais elle n’a pas vu l’étoile (Clarisse). Montag qui signifie lundi – homophone de Linda qu’unissent les sons [l], [d], [i] et la nasale – naît à la minuit chargé de conscience et investi d’une mission de prophète. Clarisse qui est un dérivé de Claire, vient du latin clara. Sainte Claire, après avoir trop pleuré, a compris que c’était le diable qui lui brouillait la vue. De là, elle a développé un don pour améliorer la vue de ses semblables. Si le concept biblique de l’apocalypse a été abandonné, le nom des personnages évoque quand même un caractère religieux. Linda, personnage sombre, n’a pas été éclairée par Clarisse, personnage lumineux qui a ouvert les yeux de Montag, personnage naissant qui l’a suivi. Ce caractère religieux donne une dimension universelle aux personnages.
- Quant à Beatty, il a carrément perdu son nom et il ne lui reste plus que sa fonction pour nommer ce qu’il devient : un simple chef de l’ordre. De plus, le français permettait à Truffaut de jouer sur les sonorités de libre et de livre. Il crée la même confusion quand Montag comprend good people au lieu de book-people. En somme, l’univers fictif de Bradbury est pleinement restitué : l’histoire se passe bien « dans une ville inconnue, à une époque indéterminée ». Cela rappelle alors l’universalité, suggérée dans le roman, de la menace qui pèse sur l’humanité.
Truffaut doit adapter certaines idées aux contraintes cinématographiques [modifier]
Une population qui se laisse porter par un système qui tente de rendre les individus identiques [modifier]
- L’adaptation du roman impose une interprétation des idées romanesques. L’impression rendue par certaines idées a dû être retranscrite par des procédés différents. Des automobiles délirantes traversaient le roman à toute vitesse, la rencontre nocturne avec Clarisse baignait lumières blanches, les citoyens étaient souvent associés à des images animales ou à des objets. Enfin, le lecteur aura remarqué dans la prose bradburienne une certaine nostalgie du passé caractérisée par une angoisse de l’avenir. Aucune Coccinelle ne fonce en trombe sur les avenues de Fahrenheit 451. Contrairement à ce que semble prétendre la préface de Jacques Chambon, la Coccinelle n’est en aucun cas une anticipation de l’auteur, bien au contraire, (il en roulait 900 000 sur les routes de 1953), ce que représente cette automobile, c’est la standardisation par la dictature d’un moyen de locomotion ludique dont on aurait oublié l’origine. Dessinée avant la seconde guerre mondiale par l’un des maîtres de la conception d’automobiles sportives à la demande du dictateur, la voiture du peuple semble avoir reçu le moteur que pouvait lui offrir son designer. Cela tend à montrer que le progrès a offert les technologies les plus avancées au consommateur moyen. De fait ce bijou technologique, qui « roule à 200 », et dont jouit le lambda, représente la standardisation de l’objet de consommation courante ; la passion systématique qu’elle déchaîne chez ses propriétaires révèle en plus le peu d’esprit critique. Chez Truffaut, les transports se font en commun, grâce à un monorail qui relie le lieu de travail au lieu de vie. Il suggère le quotidien réglé de cette population transportée, sans distinction, sur ce rail unique.
- De même, la fin de la scène de rencontre entre les deux héros est ponctuée par le passage d’un tandem qui, s’il préfigure l’union des deux personnages, évoque surtout l’absence d’autonomie des individus. En outre, l’un des rares véhicules individuels du film est celui des hommes-volants – très révélateurs du grand nombre de prototypes fantasmés par la science (fiction ?) des années 60. Mais ces hommes-là sont tout à la fois mécanisés et animalisés. Ils allient le fantasme historique du vol inspiré par l’oiseau et celui de la mécanique proposée par la recherche spatiale. Ces oiseaux-là n’ont pas d’aile, ils se meuvent de façon autonome à l’aide d’un sac à dos à propulsion. Tout en contraste avec ce monde dénaturé de nouvelles technologies, c’est derrière une vieille barque que se cache Montag pour ne pas être vu de des quatre hommes-oiseaux modernes alignés en rang et vêtus d’un uniforme noir identique. Le héros est seul dans un véhicule traditionnel qui flotte dans l’élément aquatique – élément maternel et rassurant – face à quatre mousquetaires modernes qui volent dans l’élément céleste. Son esprit enfoui sous une couverture blanche, comme un enfant qui aurait peur du noir, est certainement plus élevé que le leur, étriqué dans leur casque noir.
- Un autre véhicule de transport individuel – appartenant toujours aux forces de l’ordre - est celui qui, muni d’un haut-parleur, comme ceux des propagandes politiques et publicitaires, sert à mécaniser les comportements humains en dictant aux citoyens (qui n’affichent aucune surprise) de sortir tous ensemble de chez eux.
- Ensuite, les impressions de luminosité de la rencontre baignée de lune ont été remplacées par une conversation diurne. Les gros progrès en matière d’éclairage nocturne ont été réalisés bien après le film. Néanmoins, le choix de tourner en diurne permet d’opposer le monde intérieur de la caserne ou de l’habitat dépourvu de fenêtre (on en voit depuis l’extérieur, mais elles sont closes de l’intérieur, c'est-à-dire qu’on voit l’intérieur depuis l’extérieur mais pas l’inverse !), au monde naturel de l’extérieur qui n’est qu’un lieu de transition. Il en ressort un film lumineux, haut en couleurs, dont la clarté naturelle est associable à Clarisse qui apparaît à la lumière du jour et qui va sortir le pompier de son univers d’éclairages artificiels pour le faire vivre au milieu de la nature à la lumière des livres.
- Enfin, la nostalgie d’un passé, imprégné de valeurs connues, est assez paradoxale puisqu’elle est en contradiction avec la peur de l’immobilisme. En fait, cette angoisse, toute bradburienne, part du constat que le progrès tend vers un matérialisme consumériste qui menacerait l’humanisme en dénaturant un être qui ne mettrait plus son espèce, mais la consommation de biens, au centre de ses valeurs. Chez Ray Bradbury, le lecteur rencontrait des personnages matraqués par la publicité. Pourtant, le film qui s’en est affranchi rend compte du même constat. Il n’y a pas besoin de propagande, parce que le matérialisme a achevé de tuer le désir et que l’autorité n’a qu’à exiger pour obtenir. L’angoisse du romancier semble alors pleinement exploitée et fidèlement rendue par un moyen détourné. Cette société immobile qui fourmille dans l’urgence témoigne d’un effroi du vide qui l’anime et duquel, toute imprégnée d’images animées, de sports, et de médicaments, elle tente de fuir.
- Il faut alors admettre que si certains éléments du roman semblent avoir été mis de côté, l’angoisse qu’ils permettaient d’évoquer est restée intacte.
La disparition des chapitres ne leur a pas fait perdre le sens de ce qu’ils évoquaient [modifier]
- En adaptant le roman, le cinéaste se décharge de la structure des chapitres. C’est bien entendu la traduction en langue française qui a influencé son interprétation du texte. On l’a oublié aujourd'hui, mais la salamandre, tirée d’une marque déposée, désignait, depuis la fin du XIX° siècle, un modèle de foyer à combustion lente que l’on pouvait déplacer en fonctionnement. En effet, jusqu’à la première guerre mondiale, le sens premier de ce mot, dans l’Encyclopédie Universelle du XX° Siècle d’Alfred Mézières était « cheminée roulante à feu continu », ce qui n’est autre que l’idée même du camion de pompier. Le lien coordinatif, qui sépare les deux mots, joue alors sur le double sens de foyer. D’une part, le Foyer et la Salamandre évoque l’opposition de la maison : le foyer, et de la caserne : la salamandre ; un reptile réputé pour provoquer des inflammations cutanées à qui le contrarie. D’autre part, le sens de « foyer », issu du latin focarium : « feu », est à prendre en son sens étymologique et s’associe alors avec la salamandre qui n’est autre que le signe logographique du corps de métier de Montag. Quand une maison brûle, qu’est-ce d’autre qu’un foyer qui prend feu ? On peut interpréter cette partie du découpage, qui présente une scène de caserne et le monde de Montag, comme allant jusqu’à la scène qui évoque l’occupation du pays où l’on s’amuse de « l’application stricte de la loi » (33:30 min).
- À partir de quoi le film montre l’univers du Tamis et du Sable où le message révolutionnaire : le sable, est filtré par la masse : le tamis. En outre, le tamis peut symboliser la censure et le sable l’instrument qui sert à éteindre le feu des passions (littéraires ou autres). Quant à l’Éclat de la Flamme, il peut être mis en scène par le rêve de Montag qui suggère le grand incendie de l’intelligence et la passation de pouvoir entre les deux institutrices déchues de leur fonction. Enfin l’Éclat de la Flamme, c’est aussi l’éclat du couple Montag/Linda à la fin de leur relation (amoureuse ?) et le succès final de l’intelligence qui brille à l’écran quand se retrouvent tous les lecteurs. Il est alors sensé de penser que si le découpage strict a du être abandonné au profit de la linéarité de son film, François Truffaut est parvenu à en évoquer le contenu de façon chronologique.
Les jeux de regards mettent en scène la perte de l’intimité [modifier]
- Chez Bradbury, le service des urgences possédait un casque optique capable de regarder « jusque dans l’âme du patient ». La société du film s’est offerte un véritable psychanalyste, qui traite en quelques questions de la personnalité de Clarisse. L’intimité a été assassinée par cette société du bonheur. Et le bien semble irrémédiablement légal. C’est le capitaine qui évalue le degré de vertu de Montag, lorsque avant de lui offrir sa promotion, il vérifie que Montag regarderait pousser l’herbe si on le lui demandait. La soumission est garante du bonheur que propose Fahrenheit 451. La mise en scène des jeux de regards témoigne du contrôle total de l’intimité des citoyens par l’autorité. Les regards hypnotiques des comédiens à qui s’adressent « les deux cent mille Linda » rappellent que l’écran, allumé en permanence, garde toujours un œil sur elles en leur donnant l’impression qu’elles ont le privilège d’être uniques.
- Fabian a le regard inquisiteur des traîtres qui espionnent, dénoncent et contrôlent la vie des autres. Il sait que Montag a trahi son corps de métier puisqu’il l’a vu dans un bar avec Clarisse et il espionne Montag quand il vole un livre. Sa présence rappelle celle des limiers-robots. Contrôler l’intimité de son semblable permet de vérifier qu’il n’est pas autre.
- Les téléspectateurs sont aussi des voyeurs qui s’amusent de l’arrestation d’un dissident chevelu et qui n’hésiteront pas à dénoncer leur conjoint pour passer pour des informateurs, c'est-à-dire des anonymes qui voient la différence mais la dénigrent. S’ils n’ont que des convictions communes, ils peuvent toujours avilir quelqu'un de différent pour, par opposition, montrer qu’ils sont vertueux.
- En revanche, la scène, assez mystérieuse, où Montag et Clarisse sont dans le monorail sans se voir permet d’émettre un doute. On ne sait pas s’ils ne se voient pas ou si Clarisse est absente mais qu’elle hante la vue de Montag qui, voulant la voir, croit l’entendre. Ici, quand le regard de Montag imagine Clarisse, il entend sa conscience. Le regard du jeune homme devient alors introspectif.
- Avant de s’embrasser, la jeune femme se regarde dans la vitre du train, seul lieu où les vitres permettraient de voir dehors. Mais elle l’utilise comme un miroir. De même, c’est devant sa propre image que Linda caresse son sein nullipare. Ces femmes refermées sur elles-mêmes ont besoin de leur propre image rassurante pour stimuler leur désir.
- Le parc doit être un lieu de dissidence – tout comme l’école attire des femmes comme Clarisse et la vieille dame – puisqu’on y trouve des enfants. Aucune gêne apparente quand Fabian ou le capitaine contrôlent sans respecter aucun code social de relations humaines. Ils fouillent sans saluer ni prévenir tous les semblables du parc afin d’en dégager les marginaux. Et le droit de regard, qui devient indécent, ne surprend plus ces individus identiques qui ont surtout à montrer qu’ils n’ont pas d’intimité.
- Enfin, dans cette même scène, le regard du spectateur est sollicité par la restriction de champ finale qui supprime le caractère joyeux de la situation, en excluant toute la vie environnante, pour concentrer le regard du spectateur voyeur sur l’arrestation d’un lecteur. L’élément scénique sélectionné concentre la lucidité du spectateur sur la violence de la scène.
- Il convient donc de constater qu’une même idée peut être rendue par deux procédés différents. L’intérêt que Truffaut a dégagé de Fahrenheit 451 n’est pas son déroulement factuel, mais les évocations de ces faits. En somme, le spectateur lecteur comprendra que deux procédés différents peuvent aussi dégager la même émotion. Une des grandes réussites du film est d’avoir su raconter la même histoire que le roman, mais avec les mots du cinéaste.
Le poétisme du roman se retrouve dans le film [modifier]
Le film retranscrit l’esthétique du roman [modifier]
- Si Bradbury est ancré dans le roman d’anticipation, sa prose dystopique, par la sensibilité de ses évocations picturales et sonores, se caractérise par sa poésie. Le cinéma associe de fait le son et l’image. Pour son premier film en couleur, le cinéaste gourmand de littérature ne s’est pas dispensé de poésie. Le potentiel esthétique de son œuvre visuelle et sonore s’avère aussi élevé que celui de la prose dont il s’inspire. Peu d’initiatives personnelles apparaissent de prime abord. Truffaut rejette les « impressions de futurisme » dont les quelques apparitions ne gâtaient rien de la plume bradburienne. Son univers plastique est très épuré, il use de plans larges, filme des ensembles scéniques aérés, et joue du contraste rythmique pour donner à voir la cadence de ce monde infernal en dénonçant l’immobilisme, ou en rappelant la douceur de la nature.
- Le début du film est assez révélateur de l’environnement qu’il va proposer. Le générique présente, en plan large, des antennes sur des toits, puis zoome de façon nerveuse en révélant la distribution. Chaque plan est filtré avec une couleur différente. Ensuite la première scène rend compte d’une escapade des pompiers pyromanes. Le rythme des images s’est accéléré à la mesure de la musique. Enfin, moment de répit dans le monorail, la musique et la saccade d’images semblent se calmer. Montag et Clarisse se rencontrent. La musique s’interrompt, ils descendent dans un décor assez naturel, sans station (ils descendent par les escaliers de secours), sur un gazon même pas piétiné. Tous deux évoluent calmement, ils parlent. Les quelques bâtiments sont assez traditionnels, les poteaux sont même en bois, le spectateur, pendant quelques instants pourrait se croire à une époque déterminée dans un pays qu’il connaît.
- Enfin Montag entre dans sa maison, assez traditionnelle, avec un mobilier vieillot qui côtoie un écran ultramoderne. Une voix de fond, celle de la télévision, et une Linda amorphe vautrée sur un divan tandis que l’écran diffuse, ce qui est assez révélateur de la relation du couple, une démonstration ralentie de combat d’art martial. Un homme et une femme luttent sur un tatami épais et mœlleux comme un immense matelas. Le spectateur est saisi de sensations successivement agressive, douce et molle. Il a rencontré le connu, l’inconnu et l’inquiétant. Il a ressenti de l’amusement devant cette caserne rouge comme un jouet d’enfant et il comprendra comment ce monde est rassurant pour ses citoyens. Puis il a été un peu attendri par la douce rencontre des deux personnages, l’ingénue indisciplinée et le naïf. Enfin il a été gêné par l’ambiance dépressive qu’a retrouvée Montag et il aura été intrigué par la ressemblance physique et la différence psychologique entre les deux femmes. Son regard aura été éveillé par le mélange de modernisme et de désuétude du décor. Ensuite, même chez lui, Montag obtient de la télévision un compte rendu des opérations de sa journée. Puis la télévision achève de s’introduire dans la vie privée du couple avec ses figures inquiétantes qui demandent la réplique à la femme soumise. Le spectateur devinera alors le pouvoir de l’écran dans ce monde et sa responsabilité quant à la passivité de Linda qu’il pourra mettre en lien avec son mal-être apparent.
La linéarité du film est rendue possible grâce aux effets sonores [modifier]
- D’autre part, les effets sonores participent à la cohérence esthétique de l’œuvre. Quand Montag arrive à la caserne, des alarmes incessantes soulignent l’impression d’urgence et d’oppression qui dicte la conduite des pompiers. Des lumières clignotent, l’alarme est stridente, le spectateur partage physiquement les agressions subites par les pompiers. Le visage de Montag est saccadé par des lumières rouges et blanches au rythme des sirènes. Il apparaît successivement illuminé de sa culture d’homme du feu et de ses prédispositions à l’innocence. Tout le monde s’agite autour du héros impassible qui se moque de son augmentation et qui va enseigner son savoir.
- La musique qui ponctue le film de ses accents bruités laissera reconnaître les sonorités hitchcockiennes de Bernard Herrmann. L’intensité dramatique de sa musique pourra surprendre le cinéphile moderne qui a été habitué à l’associer au suspens plutôt qu’au drame. La particularité de cet ornement est l’absence de mélodie. Ce sont les percussions qui déterminent le thème et les violons qui battent la mesure en doubles-croches pour évoquer la vélocité du véhicule rouge.
- Quand les pompiers envahissent la maison de l’amie de Clarisse, les amplitudes sonores du rythme ternaire – qui s’interrompt pour laisser le capitaine effectuer son compte à rebours – créent des effets stridents et asphyxiants. Quand la maison s’embrase, une musique binaire, lancinante et déstructurée évoque la violence morbide du brasier. Le son des instruments crée des effets de bruitages angoissants. Ils rendent l’oppression plus sensible et colorent de brutalité la tension des scènes.
- La musique rappelle la violence de la scène, apparemment anodine, dans le parc. En revanche, elle sait aussi soutenir la lenteur dépressive des scènes de déambulation dans les bois, en rappelant, par la récurrence de son thème, la scène de rencontre entre les deux personnages, la scène d’amour, où il s’était enjoué de mélodies cuivrées, et la première scène de lecture. La musique qui accompagne l’image permet un effet de cohérence et de linéarité. L’auditeur, qui ne peut en retenir les mélodies trop confuses et les anticiper, n’en reste pas moins soumis aux impressions qu’elles provoquent. Il se familiarise avec les sonorités qui l’accompagnent dans ses émotions et qui guident son appréhension des images.
Le travail des voix participe à la cohérence du film [modifier]
- Un autre effet sonore à souligner est celui des voix. Truffaut est assez fidèle aux quelques dialogues du roman et certains passages ont même été retranscrits. Néanmoins, il les a considérablement enrichis et il revient au talent des acteurs de leur avoir donné toute leur texture. Quand Montag rentre chez lui après avoir rencontré Clarisse – la jeune femme bavarde – le spectateur fait la connaissance de Linda – l’épouse silencieuse – qui ne répond même pas aux questions de son mari. Pour le rôle de Linda, l’actrice utilise une voix monocorde, plaintive et légèrement essoufflée. En revanche, quand elle interprète Clarisse, Julie Christie emprunte une voix légère, vivante et souriante.
- La voix ronde et chaleureuse de Montag évoque sa bienveillance rassurante et décharge ses actes de leur responsabilité. Celles de l’écran sont cristallines et métallisées, la présentatrice a un timbre froid et cassé. Cyril Cusack met beaucoup de douceur dans la voix du capitaine pour renforcer son ambivalence qui allie gentillesse et cruauté. Son élocution, quand il gourmande un rebelle distrait ou fait la leçon au jeune pompier, lui donne des airs de bon soldat chevronné, un peu blasé et plein de bon sens. Il apparaît comme une figure paternelle garante d’une autorité rassurante.
- « Absolutely fantastic » s’écrient en chœur les étranges acteurs aux voix indistinctes pour vanter la perspicacité de Linda et l’encourager à se laisser prendre au jeu de leur monde virtuel. En outre, la voix de Montag est rarement entendue, son chef ne manquera pas d’apprécier qu’il « parle peu », cela signifie pour lui qu’il pense peu.
- De plus, la voix de Clarisse est celle de l’interrogation et s’oppose aux voix affirmatives de l’ordre établi. Quand elle est absente, c’est sa voix qu’entend Montag lorsqu’il la cherche dans le monorail parce qu’elle l’a remis en question.
- C’est aussi une voix-off qui retranscrit sa découverte du texte quand il va enfin pouvoir quitter le monde des sons pour celui de l’écrit. Ce travail sur les voix permet en fait de mettre en parallèle le monde de l’écrit et celui de l’oral. L’univers de l’oral se caractérise par deux tendances. Il est à la fois le mutisme et la dictature de l’audiovisuel, et celui du bavardage et de l’expression de la pensée. D’un coté, ce mode de vie analphabète est dicté par la parole. D’autre part, la pensée qui a été anéantie se retrouve dans les livres, dans le monde de l’écrit qui a lui aussi été banni et qui ne peut qu’utiliser l’oral pour se défendre. En effet, c’est à la fin un ensemble vocal qui se fait entendre, celui du monde écrit qui tente de se sauver par l’oral.
- C’est donc un environnement sonore qui tente de rendre compte de l’esthétique du monde littéraire. Le conflit ainsi réglé rappelle alors que les deux univers sont essentiels et que la parole ne peut pas se dispenser de l’écrit.
Le film crée un univers onirique [modifier]
- Certains passages du roman mettent en scène un univers onirique, comme la rencontre des deux personnages ou le retour à la nature à la fin du récit. Bradbury opposait le monde bariolé de la télévision à celui, plus sombre, du quotidien. Porté à l’écran, Fahrenheit 451, se sert de motifs colorés pour établir des leitmotive visuels. L’univers présenté joue de la neutralité du gris en le rehaussant de touches rouges. Le train, le béton impeccable du monorail, les trottoirs délimités sur la route grise par une ligne blanche, les murs, les escaliers qui entourent la caserne, le vêtement de la vieille dame que Montag mettra à Clarisse dans son rêve, la fumée des cigarettes et des incendies, le bois des peupliers dénudés, toute la société autour de la caserne s’est habillée de gris. Le gris évoque la perte de toute la couleur des choses, il en représente l’aspect mécanisé et dévitalisé et rappelle que l’intelligence a été réduite en cendres.
- La caserne : le monde de l’autorité, est représentée par sa couleur rouge vif. Le rouge est une couleur ambivalente en ce sens qu’elle évoque des émotions paradoxales. L’antenne qui présente Julie Christie est colorée de rouge dans le générique, évoquant peut-être déjà la couleur de la vie de Clarisse et la folie de Linda qui ne se contrôle plus parce qu’elle est contrôlée par la télévision. Le rouge de la caserne évoque aussi son manque de raison, son goût de la violence et son caractère impulsif et irréfléchi. La première couleur que peuvent voir les jeunes enfants, et qui de fait les attire, est le rouge. Ces camions laqués de rouge vif n’inspirent-ils pas un jouet d’enfant ? Mais qu’évoque son viseur qui trône sur le capot si ce n’est une haine ciblée ? Mein Kampf est inscrit en rouge sur une couverture gris clair, mais la couverture de David Copperfield est rouge aussi. Le pyjama de Montag pendant la seule scène d’érotisme partagé ou lors de ses lectures est encore rouge. Et on retrouvera un liseré rouge le long des murs gris et autour des images encadrées dans la scène de l’école où l’on apprend à manier les chiffres.
- Outre ces choix colorés, pour restituer l’ambivalence des sentiments du roman, le film opère une douce transition entre deux mondes oniriques. Dans un premier temps, la vitalité de la pellicule a présenté un univers cauchemardesque où le gris cendré avait atténué toutes les couleurs sauf le rouge. Puis, le film s’est intéressé à l’intimité mentale du personnage. Les teintes noires ont été renforcées : costume des pompiers, scènes d’intérieurs, rencontres nocturnes avec la littérature, ou scène souterraines. Le noir suggère la culpabilité de Montag qui se découvre et de sa société qui se nie. Il évoque l’insécurité d’un monde totalitaire et l’obscurité de la conscience collective. À la fin, le film met en scène un paysage onirique plus doux, composé de blancheur hivernale. Montag retrouve sa vraie nature, il est dans les bois, le blanc a absorbé toutes les autres couleurs, la neige tombe sur ces livres ouverts et les unit de sa couverture. Ils ont retrouvé leur innocence dans ce paysage irréel de nature oubliée.
Truffaut se sert d’éléments irréels pour donner du réalisme à Fahrenheit 451 [modifier]
- La notion d’irréel est très présente. Elle participe en fait à la crédibilité du film en déstabilisant le spectateur de ses repères traditionnels afin qu’il accède à ceux de Fahrenheit 451. Dans le mouvement de son univers onirique, Truffaut s’autorise un petit effet spécial lorsque les pompiers, comme aimantés par le mât, parviennent sans effort à s’y hisser. Cette fantaisie montre tout de même la puissance de leur doctrine qui permet à ces citoyens dénaturés de se surpasser. En escaladant le mât, ils défient les lois de la physique gravitationnelle comme leur doctrine défie les lois du bon sens. De même, le sac qui contient les affaires personnelles de Clarisse suit une trajectoire surréaliste en glissant dans le couloir. Le spectateur est invité à faire participer son imagination, il doit user de son intelligence pour prendre part à ce film qui dénonce l’atrophie cérébrale. Quand Montag a un « problème avec le mât », c’est avec ses convictions qu’il a un problème, de même qu’il oublie son casque parce qu’il a un problème avec sa culture.
- Autre fantaisie, la scène de l’ascenseur montre une fenêtre ouverte sur un mur. Le spectateur attentif aura constaté que la descente aux enfers, après le renvoi de Clarisse, aura été d’une distance bien supérieure à ce qu’il peut en imaginer. En effet, le mur n’en finit pas de glisser et les personnages ont tout le temps de se retrouver, isolés dans ce petit lieu clos en mouvement.
- Si le dimanche n’est pas le jour du seigneur oublié, c’est encore le jour de repos des citoyens. Cette tradition culturelle conservée montre que ce peuple amnésique est probablement le fruit de l’évolution d’une société occidentale qui a gardé ses habitudes en leur ôtant toute valeur.
- Autre détail important, l’omniprésence de lances à eau dans la caserne des pompiers ! En effet, qu’est-ce qui, dans un film, évoque mieux l’idée de caserne que ses fameuses lances à eau ? Le spectateur aura pu se demander si celles qui y sont servent de lance-flammes pour embraser la caserne en cas de nécessité, si la caserne jouit d’un passe-droit et qu’elle n’a pas eu besoin d’être ignifugée, ou si elle craint un juste retour des choses et reste effrayée par une menace révolutionnaire qu’elle n’aurait pas su contenir.
- Inadvertances ou fantaisies de l’équipe de tournage, le spectateur, pour s’imprégner de l’univers fantastique et irréel, est invité à faire quelques actes de foi (autodafé en portugais). Il doit s’affranchir de la logique de son monde pour percevoir celle de Fahrenheit 451.
- Une part de mystère réside dans ce monde qui tend à l’exclure avec ses affirmations. Mais ce monde aveuglé défie toute logique avec des démonstrations captieuses suffisamment grotesque pour amuser le public. La preuve que les pompiers n’ont jamais éteint les feux : « les maisons ont toujours été ignifugées ».
- Ainsi, une fois qu’il a admis le caractère fictif de l’œuvre, le spectateur ne peut que mieux s’y plonger pour en savourer toute la dimension esthétique. Il est saisi par les effets visuels et sonores, toutefois, sa participation est requise pour qu’il puisse prendre part à la réflexion que propose le film et y exercer un esprit critique. Il en résulte qu’à la fin, le spectateur prévenu s’est laissé engager dans un combat contre le totalitarisme. Du début déroutant vers une fin calme et onirique, les spectateurs ont été emportés par la linéarité de Fahrenheit 451. Il pourra leur sembler avoir partagé le voyage initiatique mental du héros.
Une petite conclusion [modifier]
- « Ceux qui brûlent les livres finissent tôt ou tard par brûler des hommes » écrivait Heinrich Heine, plus d’un siècle avant que sa phrase ne soit immolée dans un brasier nazi. Truffaut n’a pas manqué d’imagination pour réaliser une œuvre de science-fiction réaliste et un film d’anticipation non-futuriste où les hommes sont brûlés à grands coups d’autodafés. L’effroi qui se dégage de Fahrenheit 451 tient au réalisme de la fiction qui met en scène un univers familier au spectateur avec juste ce qu’il faut d’exotisme effrayant pour montrer que ce monde n’est pas si loin du sien. L’œuvre littéraire, qui mettait en scène la mort du livre par la société de l’écran, a pu trouver son parachèvement dans l’œil du cinéaste qui a porté au cinéma l’assassinat du livre par l’écran. Le crime contre l’humanité que met en scène Fahrenheit 451, laisse vivre ses habitants qui n’ont plus le droit d’exister que dans la neutralité et dans l’indifférence. Ce que le progrès a pu offrir à l’humain est un retour au stade animal où chacun ne fait que « passer le temps » en accomplissant sa mission déshumanisante. À la fin du film, ce sont des temps meilleurs qu’attendent les hommes-livres qui se font objet pour être plus humains, un temps où la société acceptera leur humanité retrouvée, un temps où elle aura recouvré la sienne.
- En lisant Fahrenheit 451, le lecteur permettait à la société de Beatty de ne jamais voir le jour en se laissant assassiner par l’écran. En visualisant Fahrenheit 451 dans les salles de cinéma, le spectateur a permis à cette société d’écrans, qui est pourtant bien née, de conserver l’humanité que les livres reflétaient et de favoriser la liberté de l’expression humaine sans usurper la place de l’écrit. De même que c’est l’univers cinématographique de l’écran qui a pu mettre en scène la fin du monde de l’écrit, c’est aussi avec des artistes comme François Truffaut que la littérature et le monde de l’écran peuvent continuer de se côtoyer et de se servir mutuellement. Le livre et l’écran, qui ne pouvaient se dispenser l’un de l’autre pour se dénoncer, ne peuvent maintenant plus se passer l’un de l’autre pour clamer ensemble leur liberté et affirmer leur humanité. Fahrenheit 451 craignait qu’une lutte entre deux moyens d’expression en concurrence n’attribue le pouvoir au plus stupide. Qui, aujourd’hui, peut encore nier l’influence des médias audiovisuels dans la propagation d’idées pacifistes ? Qui peut encore croire que la télévision n’a pas abrégé quelques guerres en délurant des peuples trop soumis qui ne remettaient pas leur gouvernement en question ? Qui pourra croire que la télévision et le cinéma de grande diffusion n’ont pas fait rêver quelques victimes des puissants régimes autoritaires pour leur donner le désir de se soulever et de recommencer de rêver ?
- Il reste à savoir si cette exportation du mode de vie de la société des écrans, en voulant libérer l’humain de la soumission, n’a pas commencé à tuer la différence qui lui manquerait si tous les citoyens, en voulant trop se ressembler, étaient du même monde et trouvaient là une occasion de condamner la différence. L’œil aiguisé du lecteur cinéphile ne doit pas se méprendre. De même que Truffaut a pu changer les éléments qui donnaient à Bradbury l’occasion de dénoncer la mort de l’individu, cette mise en scène de l’écran meurtrier, loin de condamner la télévision, n’est que prétexte à mettre en scène un média pour montrer le danger de toute forme d’expression qui rejetterait le dialogue. Le double média, qui exprime les angoisses de Fahrenheit 451, est un plaidoyer contre la pensée univoque et une apologie de l’union des moyens d’expression pour en garantir la liberté en autorisant la polémique.