La communication entre parents et enfants dans la société arabe

 


 
 
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Témoignage j'une jeune boeur
 
La communication entre parents et enfants dans la société arabe

  
 
Il est normal que les parents veulent le bonheur de leurs enfants, même ils ne savent peut être pas exactement ce que contient ce petit mot. Pour beaucoup de parents le bonheur des enfants passe avant tout par de bons résultats scolaires dans le but de pouvoir décrocher une place assez importante dans la vie active, et aussi par un bon comportement que les enfants se doivent d'exercer. Enfants qui, fautes d'explications de la part de leur parents, se posent fréquemment la question pourquoi on doit se comporter comme ça et non pas autrement ?

La réponse est très simple : dans la société arabe il existe un certain manque de communication dans la relation entre parents et adolescents. Ceci est en grande partie du à l'existence de sujets tabous comme la sexualité que les parents ont peur d'aborder par crainte du pire, ou tout simplement parce qu'ils n'ont pas eux-mêmes communiqué avec leurs parents et ne jugent donc pas forcément nécessaire de le faire avec leurs enfants.

Les parents se basent évidemment sur leurs propres connaissances pour bien orienter leurs filles et fils, mais bien souvent ils oublient qu'en réalité il faut pénétrer dans l'âme de l'individu pour savoir l'orienter et se comporter de la manière adéquate avec. Avoir un jugement critique sur soi et son entourage permet de découvrir la réalité des choses telle qu'elle est.

Pour les enfants arabes, leurs parents sont souvent la couronne qui les honore et la lumière qui éclaire leur sentier. Ils gardent toujours dans leurs esprits une place pour ces derniers, et souhaitent que la grâce divine leur soit consentie. Toutefois, ces mêmes enfants souhaiteraient aussi que leurs parents leur parlent, les comprennent et les mettent à l'aise afin de leur permettre de mieux s'en sortir. Car le partage et la compréhension sont les clefs de la réussite
 
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Approche psychanalytique de la culture maghrébine par la transmission transgénérationnelle

blog de www.diversite.eu  (accueil)

Cette intervention de H. Bendahman est reproduite dans son intégralité, elle a été réalisée dans le cadre du colloque régional de l'AMATRAMI (Association Meusienne d'Accueil des Travailleurs Migrant) le 16 et 17 mai 2008. Le thème était " Ces immigrés qui vieillissent en Lorraine ". H.Bendahman est aussi intervenu dans le cadre du festival des migrations et des cultures de Luxembourg ville.

H.Bendahman est docteur en psychologie clinique et pathologique, directeur de l'équipe de recherche pluridisciplinaire et psychologie interculturelle.   

 
Si cette page vous intéresse, vous pouvez lire aussi les pages des liens suivants :  
 Comprendre la culture arabo-musulmane du Maghreb  

 L’interculturalité comme remède à l’humiliation des migrants 

 
Intervention de M. Hossaïn BENDAHMAN

     Organiser une rencontre autour des immigrés c’est leur reconnaître enfin leur place dans la société et dans la dynamique psychique de leurs enfants et petits-enfants. C’est leur rendre la parole pour qu’ils jouent leur rôle dans l’instauration ou la restauration du lien transgénérationnel et la médiation entre générations ce dont souffre la société actuelle, quelle qu’elle soit, de part et d’autre de la Méditerranée.

Mes centres d'intérêt, pour la transmission transgénérationnelle, ont cheminé avec l'immigration et ont accompagné l'évolution du processus migratoire : d'abord, en 1973, je me suis intéressé aux regroupements communautaires et à la résistance au changement que j'ai abordés du point de vue psychosociologique. Je me suis intéressé ensuite aux répercussions de l'absence du père avant la période oedipienne sur le développement du garçon. Je m'intéressais alors au devenir des jeunes enfants restés dans le pays d'origine et dont le père était en France.

     Puis je me suis préoccupé de l'accès au bilinguisme des enfants d'ouvriers maghrébins immigrés en France venus rejoindre leur père, avant d'en venir à des questions plus cliniques autour de la transmission transgénérationnelle, de la fonction paternelle au Maghreb et de la filiation à l'épreuve de la transplantation. Les différentes étapes de cette recherche et de cette quête, à travers l’entre-deux et la plongée dans l'altérité où chacun de nous peut se sentir concerné, témoignent dans leur différence d'une unité : celle de cerner les effets, en ces périodes de bouleversements sociaux, légaux et familiaux, de cette mutation culturelle sur le sujet.

  

J’aborde, chevillé à la clinique, ce mal être contemporain avec le souci de l'alléger à travers l'intérêt que je porte aux retombées cliniques de mon travail. Travail qui sensibilise à l'émergence de dimensions nouvelles et plus complexes de l'altérité. Il s'agit ici d'une psychologie clinique qui, à l'aune de la parole, tente de faire sa place à la subjectivité. Elle cherche les moyens pratiques d’alléger et de soulager les difficultés et les problèmes psychologiques posés par le passage d’une culture à une autre.

     Ma préoccupation première, face aux malaises identitaires et aux difficultés de l’inscription dans les liens transgénérationnels, est d’aider ces enfants de l’entre-deux, dont je partage la culture, à s’inscrire au niveau identitaire et à retrouver un certain équilibre psychique. Je me suis aperçu, chemin faisant, qu'il n’était pas possible de les aider sans commencer d’abord par les inscrire dans leur filiation et dans leur structure de parenté en élaborant un travail de médiation avec les générations précédentes. Mais surtout c’est bien le maintien d’une identification non coupable ni honteuse avec les ascendants qui s’avère fondamentale. La pire étrangeté, la pire des inquiétantes étrangetés est d’être étranger dans sa propre filiation.

     Comme l’a montré admirablement Tawhidi au Xe siècle. Abou-Hayane Al-Tawhidi (Tawhidi) était invité à donner son opinion sur ce qu'est l’étranger. Dans son ouvrage " Al-Ichârât Al-Ilâhiya " (Les Signes ou la Symbolique du divin), il répondait par un magnifique texte intitulé " Ghorbatou-al-Gharib" (L’étrangeté de l’étranger) qu’il conclut - après une progression en profondeur - allant du reconnu social des divers statuts de l’étranger et de son étrangeté jusqu’au plus profond vécu de l’étrangeté chez l’étranger- en exposant le summum du vécu d’étrangeté chez l’étranger qui finit par se vivre étranger au niveau de sa propre filiation. " C’est, dit-il, lorsqu’il finit par se vivre étranger dans son propre espace, étranger dans sa propre demeure, étranger auprès de sa famille et des siens ". C’est hélas ce à quoi sont confrontés bon nombre d’immigrés âgés.

     Mais, la question de la personne âgée, qu’elle soit immigrée ou non, est prise dans une sorte de malaise civilisationnel. Tout le monde a à l’esprit la catastrophe de l’été 2003 qui a révélé le traitement et la place indigne réservée à bon nombre de personnes âgées. La différence avec les personnes âgées venues d’ailleurs, en pleine force de l’âge et les autres, c’est qu’elles sont venues avec des représentations et des fantasmes bien particuliers. Elles sont venues avec un fantasme « oedipien » qui est celui de venir ici et d’y rester provisoirement le temps d’acquérir un certain pouvoir économique pour retourner ensuite dans leur pays. Elles n’ont jamais pensé que la vieillesse les rattraperait ici. Lors d’un colloque européen en 1990 en Allemagne, la plupart des participants et des intervenants reconnaissaient qu'ils n’avaient pas pensé et prévu au début que les immigrés allaient rester et vieillir ici et réclamer par la suite des « carrés musulmans» dans les cimetières pour pouvoir être enterrés ici.

     Quant aux immigrés eux-mêmes ils avaient dans leur pays d’origine une image idéalisée de la vieillesse. Le vieillard représentait la connaissance, la sagesse et l’expérience. Ce qui n’est pas le cas au pays d’accueil. La notion même de maison de retraite pour la prise en charge de la vieillesse était inconnue jusqu’à il y a peu de temps dans les structures psychiques de l’autre côté de la Méditerranée. La prise en charge de la vieillesse échoit à la famille. Dans une enquête réalisée auprès de plus de 100 000 jeunes tunisiens et tunisiennes de 15 à 29 ans, 98.7% de ces jeunes considèrent que " la prise en charge des parents durant leur vieillesse ", " relève d’abord du ressort des jeunes ". Ils considèrent que c’est leur rôle, que c’est à eux de s’en occuper. L’éducation familiale et le conditionnement culturel entretiennent et renforcent ces représentations et ces comportements, ciment de la solidarité inter âges pour compenser les carences des structures sociales et étatiques.

     Les travaux des historiens et des sociologues concernant le statut de la vieillesse, montrent bien l’évolution de ce statut en France car il n’en a pas toujours ainsi : " Le vieillard (c’est à dire l’homme de 40 ans) de l’antiquité classique était le sage, l’homme qui avait l’expérience. (…) Il n’en était plus ainsi dans les réalités médiévales et au début de l’Âge moderne. (…) "C’était un être assez pitoyable et assez misérable que le vieillard jusqu’à la fin du XVIIe siècle" écrit Philippe ARIES. Ce passage par notre propre histoire est indispensable pour pouvoir mieux se repérer dans cette problématique qui nous réunit aujourd’hui et assurer une meilleure prise en charge des immigrés âgés. Car celui qui ne sait comment s’est fait le noeud, ne peut le dénouer.

     Avant de poursuivre, revenons sur la place du père dans l’éducation. J’ai entendu hier comme aujourd’hui cette plainte et remarque des professionnels: " il n’y a pas de père, il n’y a pas d’hommes, on ne les voit pas ! ". On entend fréquemment dans les "groupes de parole" ou "d’analyse de la pratique" avec des enseignants des critiques ou des insatisfactions adressées aux familles : "elle (la famille) ne vient jamais ! ", etc. et à la séance d’après on entend : " Tiens, c’est surprenant, la famille Un-tel, ou le parent d'Un-tel élève est venu ! ". Comme s’il y avait eu un effet magique entre les deux séances. Or une fois que les empêchements à penser sont levés et que l’autre est restitué pleinement dans sa dimension de sujet, dans ce lieu de parole, le modifiable s’opère.

     Lors d‘une conférence-débat que j’ai animée à Farébersviller à la demande de l’A.T.M.F.,pendant le débat, une institutrice, qui avait dans sa classe beaucoup d’élèves d’origine marocaine disait sa déception de ne pas voir les parents de ces enfants participer aux activités auxquelles elle les conviait ou venir s’enquérir du déroulement de la scolarité de leurs enfants. Il se trouve qu’une bonne partie de ces parents était dans la salle grâce aux organisateurs. Un de leurs représentants, surpris par ce malentendu, s’est adressé à cette institutrice : " Madame, de là où je viens ( le Sud du Maroc) c’est indécent de demander ou d’interpeller l’enseignant. Ce serait le suspecter ou lui manquer de respect. Dans mon esprit, moi, je m’occupe de mes enfants dans ma sphère familiale, pour ce qui concerne l’école je vous les confie et je vous fais confiance ".

     L’A.T.M.F. a bien joué son rôle de médiateur pour lever ce malentendu école-famille immigrée et a réussi à lever les freins à la communication. S’il n’y a pas de lieu de rencontre et de communication où l’on peut rencontrer l’autre y compris dans ce qu'il a de radicalement différent, cet autre est disqualifié et devient encore plus étranger et objet de nos représentations négatives. D’autre part, j’ai beaucoup entendu parler aussi depuis hier de la question " de la demande ", car semble-t-il " ces personnes n’ont pas de demande ", … J’ai l’impression qu’à ce sujet on plaque le modèle freudien de la cure-type des névrosés à tout va, et au tout venant. C’est là me semble-t-il un des effets de nos formations théoriques. La demande se travaille. Comment quelqu'un qui manque de repères, ou dont les repères spatio temporels et culturels sont perturbés, pourrait-il formuler clairement et d’emblée une demande ?

     Comment un immigré, arrivé ici à l’âge adulte, venant d’une culture qui ne connaît pas le droit à la plainte, où l’individu est enserré de toutes parts plus par ses devoirs que par ses droits, pourrait-il repérer tout seul qu’il est désormais dans la civilisation du droit à la plainte ? Comment ce droit à la plainte peut il se manifester s’il n’y a pas d’accompagnement, une réassurance et un apprivoisement de ses craintes ? Nos parents et nos anciens ont été habitués voire dressés à serrer les dents quand ils avaient froid et à serrer la ceinture quand ils avaient faim. La seule solidarité qu'ils connaissent c’est la solidarité intrafamiliale. Ajoutons à cela la notion de pudeur si importante dans ce milieu où la délimitation entre l’espace intérieur et l’espace extérieur, entre le dedans et le dehors est si étanche.

     Il faut des lieux pour la parole et une place pour l’autre. L’examen de notre vocabulaire et de nos attitudes professionnels montrent que bien souvent on ne ménage pas de place aux pères, tout en leur reprochant de ne pas être présents ! Au lieu de projeter le problème ailleurs, il faut s’habituer à parler ici et pas là-bas, se poser la question : qu'est-ce qui, dans mes attitudes, fait que cette personne n’est pas en mesure de formuler une demande ? Qu'est-ce qui fait que, dans mon attitude professionnelle, je ne peux pas entendre certaines choses.

  

Un tour rapide du sujet montre qu'il y a beaucoup d’évitements " phobiques " dans ce qui est dit, que des demandes continuent à être, pour beaucoup, non entendables notamment celles qui concernent la dimension religieuse qui s’impose avec la vieillesse. On en a peu parlé, à part notre collègue allemande. Cela fait très longtemps qu’en Allemagne cette question est abordée à travers, entre autres, les consultations multiculturelles et l’aménagement des espaces ménagés au niveau des cultes : il y a des espaces d’ablutions par exemple, etc.

     Peu importe que je sois laïque, athée ou autre, l’éthique républicaine est là pour me contenir en m’interdisant de faire du prosélytisme. Ce qui est important, c’est à la place professionnelle que j’occupe, d’entendre et de reconnaître la demande de l’autre et de le reconnaître comme sujet avec ce qu’il est. Mais ce que je ne suis pas habitué à entendre dans ma pratique professionnelle devient très souvent inquiétant et rejeté. Et la personne qui est en face de moi, ayant affaire à un sourd, devient muette. Si on est sourd à sa demande et à son manque, il est normal qu’elle finisse par ne plus formuler de demande, Elle n’est pas folle ! Autre dimension importante, la parole, comme véhicule pour atteindre l’autre, et la langue. La langue est la première clé d’une culture qu’on acquiert ; une fois qu’on l’a acquise, elle ouvre au reste de la culture.

     Quand on proposait par exemple à certains parents immigrés, dans les années 1970, d’apprendre le français ils s’offusquaient presque à l’époque. C’était vécu comme une trahison à leur langue d’origine, à leur culture, persuadés qu'ils étaient de repartir un jour. Maintenant beaucoup de personnes immigrées âgées manifestent le souhait d’apprendre le français. Certains expliquent leur souhait, au niveau manifeste, par le désir d’aider leurs petits-enfants dans leurs devoirs.

Malheureusement, au niveau latent, cette demande témoigne du drame de la coupure générationnelle concernant la communication avec leurs enfants et surtout avec leurs petits-enfants. Eux, continuent à parler leur langue, ils maîtrisent rarement le français, voire pas du tout, alors que leurs petits-enfants ne parlent qu’en français et maîtrisent rarement la langue de leurs grands-parents.

     Mais cette demande montre aussi que ces personnes âgées ont énormément cheminé pour faire leur deuil des rêves qui les ont poussées hors de chez elles : au départ, elles construisaient là-bas, elles préparaient même leur tombe, etc. mais au fur et à mesure que leurs enfants et petits-enfants s’enracinent ici, elles font un travail de deuil et finissent par accepter l’idée d’être enterrées ici, pour peu qu’il y ait un carré musulman qui les accueille.

     Dans le travail de médiation transgénérationnelle que font nos associations les jeunes ne sont pas oubliés. La plupart des activités visent à rassembler toutes les générations (enfants, parents, grands-parents). On a pris énormément de temps pour obtenir des gens qu'ils s’expriment, parce qu'ils ne parlaient pas facilement, il a donc fallu faire un travail de très longue haleine pour vaincre les résistances et les obstacles à " se dire ", à parler de soi. Le film documentaire "Parole retrouvée" réalisé par la CBFBL montre bien le travail fait par nos associations à ce niveau. On y voit comment ces personnes qui n’avaient jamais parlé de leur parcours et de leur arrivée en France, ni de la façon dont ils étaient "parqués" à l’époque au niveau de l’habitat , etc., retrouvent le plaisir d’évoquer ces souvenirs et de les transmettre pour peu qu’on les écoute.

     Mais ces témoignages et récits de vie montrent aussi aux enfants et aux petits-enfants la vie que leurs parents et grands-parents avaient avant de ramener leur épouse et leurs enfants ici. Ils montrent les difficultés qu’ils ont endurées mais aussi leur mode de vie, les cafés ou bars qu'ils fréquentaient et leur rapport aux prescriptions religieuses : certains buvaient de la bière, d’autres ne faisaient pas le ramadan … Ceci modifie la représentation qu'ils ont de leurs parents et les aide à s’inscrire dans leur histoire familiale et la continuité générationnelle.

Ces pères qui étaient très souvent vus et perçus comme des hommes cassés, brisés… prenant confiance dans leurs paroles (c’est quelque chose qui a été travaillé avec eux), ont pris conscience aussi de leur devoir de transmettre. Parce qu’on leur a fait comprendre par un long travail que ne pas parler de leur culture, de leur itinéraire, de leur famille et ne pas transmettre leur mémoire, c’est priver leurs enfants de cette continuité psychique indispensable à notre « sentiment continu d’exister » et à notre sécurité psychique.

     Ne pas transmettre cette mémoire, c’est soumettre leurs enfants à une violence symbolique, c’est les laisser seuls face à des interrogations internes. Petit à petit certains parents ont sorti leurs médailles de guerre et, du regard photo, figé, que leurs enfants avaient d’eux, on passe au regard caméra, vivant. Quand les enfants découvrent que bon nombre de leurs parents ou grands-parents ont défendu les couleurs de la France lors des grands conflits, les pères brisés, humiliés se muent en héros ordinaires qui donnent toute sa légitimité à leur présence ici et fait échec à la   certains cherchent sournoisement à leur imposer. Ce qui permet à bon nombre de jeunes de se réapproprier une mémoire à la lumière d’une lecture critique de leur histoire et de celle de leurs parents. Cela change radicalement le rapport de ces Jeunes à la France. Cela donne une légitimité à leur présence ici.

C’est grâce à leurs pères et grands-pères, par leur sacrifice, par leur sang versé pour la libération de la France ou par la sueur versée pour la reconstruction de la France qu’ils sont ici. Ainsi, ces enfants arrivent à retrouver par ce travail de réconciliation avec leurs racines le moyen de mieux préparer leur avenir. Parce qu’on ne peut pas s’insérer pleinement si on ne s’est pas inscrit dans ses liens transgénérationnel sans honte ni culpabilité.

     C’est en découvrant sa culture et en l’intériorisant qu’on peut la dépasser. Ce que l’on n’a pas découvert reste au niveau de la nostalgie, presque comme un cri d’appel qu’on dépasse rarement. On devient très fragile au niveau des repères symboliques, on est souvent à la recherche d’une identité imaginaire, ségrégative ou virtuelle. Par contre, redécouvrir pour ces jeunes, leurs parents dans une parole vraie, une parole vivante, leur permet de se réconcilier avec une part d’eux-mêmes, de ré-interroger autrement leur vie, parce qu'ils découvrent dans ce projet migratoire de leurs parents, une pulsion de vie très importante.

Il y a plusieurs portes d’entrée pour aborder cette question de la transmission transgénérationnelle. J’ai choisi celle de l’approche clinique à partir de quelques invariants universels clés. Et dans le cadre de ces journées, le plus important pour moi est le concept de la différence. Il me semble, au travers de mon travail clinique au quotidien, que pour grandir et s’adapter à minima dans la société où on évolue, il faut se repérer dans trois différences fondamentales.

La 1ère différence, c’est la différence anatomique des sexes : garçon et fille. Quelle que soit la culture dans laquelle on évolue, quelle que soit l’époque dans laquelle on grandit, il y a des garçons et des filles. Qu’est-ce que cela veut dire pratiquement ? Cela veut dire que chaque culture travaille cette question différemment, y compris dans les sociétés comme la France où on porte l’égalité des sexes au plus haut niveau. Il suffit de se promener dans les grands magasins au moment des fêtes pour constater que très souvent les jouets sont marqués en fonction du genre et que les parents, notamment, tiennent compte de ce marquage sexué en fonction du sexe de l’enfant auquel ils destinent le jouet. Or on sait à quel point le jeu et l’activité ludique influent sur le développement de la personnalité. Il y a un traitement inconscient de la différence des sexes en lien avec notre identification à nos parents et à l’intériorisation des imagos parentales.

     Par ailleurs on entend souvent de la part de différents professionnels " Les hommes on ne les voit pas, les femmes ceci, les filles réussissent mieux que les garçons, etc.". Ce qui est attribué ou projeté sur le Jeune issu de l’immigration maghrébine, par exemple, (même s’il est né en France et que ses ancêtres y sont arrivés en 1870) comparé à ce qui est projeté sur les filles de même origine et condition, met en exergue ce rapport à la différence des sexes. La façon dont on a géré et intégré la mixité conditionne notre rapport à l’altérité et au différent. La gestion de la mixité, garçon fille, dans la famille, dans la classe ou dans le quartier ne va pas de soi. Cela nécessite un tiers, un médiateur qui pourvoit à la régulation des mouvements pulsionnels, à l’émergence desquels présidait la relation fusionnelle à la mère. Un des premiers médiateurs est le père ou celui qui occupe cette place. La fonction paternelle n’existe pas en tant que telle : est père celui que la mère désigne comme tel. "Est père, celui qui tient debout".

La 2ème différence,c’est la différence moi/autre. C’est la différenciation entre le moi et l’autre. L'espace de l'autre n'est pensable qu'avec la catégorie des frontières ou seuils (dedans/dehors, ouvert/clos …). La catégorie frontière est aussi la catégorie de limite, car c'est toujours à l'intérieur de certaines limites que la rencontre est possible, ni trop près ni trop loin. La notion de frontière ou de limite, introduit par voie de conséquence un mouvement de rupture, de discontinuité continuité, et c'est là, à mon avis, que la rencontre peut être problématique, d'où nécessité d'une topique de la différence, comme métaphore d'un passage, ou modalité « sas » pour la mise en latence des inconciliables culturels le temps de leur mise en question et de leur métabolisation.

     Ainsi, là où je dis, moi le père berbère maghrébin d'origine rurale, à mes enfants: " va ouvrir (ou fermer) la porte de dehors ", leur mère, française, leur dit: " va ouvrir (ou fermer) la porte d'entrée ". Les premières fois les enfants ont relevé et parlé cette différence en souriant, mais cela n'a nullement affecté leur compréhension du message de leur père ou de leur mère. Cela ne change pas l'état de la porte : elle sera fermée ou ouverte, le sexe des parents n'influe pas sur l'état de la porte. Par contre ce qui change c'est que cela introduit un troisième temps, celui de la relation : selon la première formulation (il y en a des centaines) ou la seconde, ils intègrent qu'ils sont en relation avec les références culturelles différentes de leur père ou de leur mère portées par la langue.

     Donc ce temps de relation, ce temps autre, est aussi une intériorisation de l'altérité, ce qui les introduit à leur historisation… et les inscrit dans leur généalogie. Poser la question de l’altérité, c'est aborder la relation de l'homme à son entourage, à son désir. L'autre, l'altérité, est au moi ce que l'ombre est à la personne. Sans ombre la personne n'a pas de reflet, elle est pure inexistence (adam), elle est fantôme. Seuls les fantômes ou les Djinns n'ont pas de reflet. La non différenciation moi/autre peut avoir de nombreux effets au niveau clinique. L’absence de culpabilité à l’égard de la souffrance occasionnée à l’autre. L’absence de prise de conscience du mal infligé à l’autre comme dans la maltraitance ou les abus sexuels.

La 3ème différenceest la différence des générations: grands-parents, parents et enfants. Mon labeur quotidien auprès d’enfants et d’adultes de différentes cultures montre que ce sont les sujets qui se repèrent le mieux dans leur structure de parenté, dans leur filiation et dans leur langue qui réussissent le mieux leur intégration, intégration que l’on repère déjà dans l’institution scolaire. Habiter sa place générationnelle est fondamentale dans la construction de l’identité.

Or c’est surtout là qu’on observe des écueils aussi bien au niveau de l’immigration qu’au niveau du monde moderne. Au niveau de l’immigration il s’agit de perturbation des relations interindividuelles et plus encore intergénérationnelles. Le parent immigré est confronté à un changement anthropologique fondamental qu’est le renversement de la triangulation : il passe d’une société patriarcale où le père était au sommet du triangle avec à la base d’un côté la mère et de l’autre l’enfant, à une société de plus en plus pédocentrique ; c’est-à-dire centré sur l’enfant.

     Au sommet du triangle, en effet il y a l’enfant, en bas d’un coté, il y a l'Etat, avec tous ses représentants (éducateurs, assistants sociaux, psychologues, juges pour enfants, etc.) et de l’autre coté il y a la famille, les parents. Cette inversion du sommet de la hiérarchie modifie tous les rapports. On est passé effectivement d’une société patriarcale, ou bien de droit paternel, à une société de plus en plus pédocentrique avec tout ce que cela suppose. Et c’est important dans les plaintes de certains parents et notamment les parents d’origine étrangère, qui ne comprennent pas ce passage et disent « ce n’est pas de notre faute, vous nous envoyez des demandes paradoxales ; vous dites que nous sommes démissionnaires, mais si on bouge, si on lève la main sur nos enfants, on est menacé de prison ».

Nos enfants nous disent : " tu me touches je le signale à l’assistante sociale, etc. ". Et les enfants, qui sont de plus en plus intelligents, de plus en plus malins, s’engouffrent dans cette brèche d’incompréhension, laissée par l’incommunicabilité entre les parents et les institutions. Au niveau du monde moderne où l’enfant est précieux, on assiste de plus en plus à la montée de " l’autorité de l’infantile, l’enfant chef de famille ", " les parents-copains ", le culte de la jeunesse et la peur de vieillir avec ses effets discriminatoires liés à l’âge.

     En effet, dans les différentes enquêtes sur les discriminations au travail, la discrimination liée à l’âge arrive dans le peloton de tête avec les discriminations ethniques des personnes d’origine maghrébine. Le regard de l’enfant fait autorité sur l’adulte, en sachant que dans autorité il y a autorisation. Bien souvent, et notamment en situation mono-parentale, le parent se confie à l’enfant et cherche son approbation y compris par rapport à sa vie sentimentale et affective.

Les limites protectrices et contenantes auxquelles l’enfant a droit de la part des parents sont infiltrées et traversées par les angoisses et les difficultés de ceux-ci à habiter cette place. Si bien que l’enfant finit par intérioriser que le monde des adultes n’est pas si attrayant que cela. Grandir, « vieillir », sortir de l’adolescence devient source d’angoisse. Or, les enfants ou les jeunes en général, ont besoin de quelqu'un en face d’eux qui tient debout. Nos enfants grandissent contre nous, ils ont besoin, qu’en tant que parents on tienne face à eux pour qu'ils puissent se redresser.

     Mais notre tendance au « jeunisme » ou à fuir cette angoisse du vieillissement, ne les aide pas. On ne fait que les contaminer par nos angoisses quand nos pratiques éducatives alternent entre " bouffées " d’autoritarisme et " laisser-aller " ou " laisser-faire " ahurissants. Et c’est ce que découvrent petit à petit les personnes âgées venues d’ailleurs, à savoir, qu’au lieu d’une représentation de la vieillesse qu’elles sublimaient dans leur culture d’origine (où le vieillard représente la sagesse, l’expérience et la connaissance donc le respect et la valorisation) elles passent dans le monde de l’autorité de l’infantile et du culte du « jeunisme ».

     D’ailleurs la plupart de nos étudiants qui se lancent dans la recherche ne veulent pas entendre parler de la vieillesse, elle leur fait peur. Ils évitent la vieillesse alors qu’ils décortiquent l’adolescence sous tous ses aspects et ses marges : toxicomanie, délinquance, … Je vais conclure en disant que sur le plan psychique les choses se jouent au moins sur trois générations. 

Ainsi, par exemple, le surmoi si indispensable à la vie en société et à l’intégration de la culture et des règles sociales introduit le problème des transmissions psychiques transgénérationnelles, puisque le surmoi que tout enfant qui se socialise intègre est, pour une grande part, celui de ses parents tel qu'ils le tenaient eux-mêmes de leurs propres parents comme l’a montré Freud. Il écrit par ailleurs que "L'individu est un groupe intériorisé (…). L'intrapsychique est une mise à l'intérieur du réseau des relations familiales les plus primitives" (Freud S., 1921).

     On circule dans la société comme on a appris à circuler dans sa langue et dans ses structures de parenté. Comment peut on apprendre correctement le masculin/féminin et à conjuguer le verbe être ou avoir au passé-présent-futur quand notre mémoire transgénérationnelle est trouée, reste muette et ne retient rien ?

BENDAHMAN Hossaïn
 
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Avoir des parents analphabètes, ou l’enfant précaire et responsable
Augustin BARBARA
Maître de Conférences en Sociologie, Université de Nantes
 
L’enfant d’immigrés analphabètes se trouve en porte à faux face à l’ignorance de ses parents. Il est à la fois un initiateur privilégié et le témoin d’un stigmate inavouable.
Une analyse, côté enfant et côté parents, des stratégies quotidiennes de la condition analphabète.

« Dans le monde qui nous entoure, où l’usage de l’écriture est universel, on trouve, en somme, “naturel” un tel usage, et nul ne se demande d’emblée comment et quand il aurait été inauguré. L’écriture nous apparaît comme un élément aussi indispensable à notre vie que le feu, l’outil et le langage, et il ne nous vient pas facilement à l’idée qu’elle ait jamais été absente de notre passé 1 ».
C’est seulement au 3e millénaire avant Jésus-Christ, entre Bagdad et Bassora, que naît l’écriture pictographique. Et plusieurs siècles après, au XIe avant J.-C., apparaît en Phénécie le premier alphabet qui, de transformations en transformations, donna naissance aux systèmes alphabétiques contemporains. Faut-il s’étonner alors que revienne dans l’actualité la question de l’illettrisme quand on sait qu’elle est permanente dans plusieurs régions du monde de façon massive et que des millions d’analphabètes vivent plus ou moins difficilement leur condition 2. Nous tenterons seulement dans cet article d’isoler la relation enfant-parent analphabète en situation quotidienne d’immigration.
Cet enfant allait en classe maternelle 3. Vif, il jouait joyeusement avec ses camarades, garçons et filles. Son père et sa mère ensemble, ou chacun leur tour, venaient le chercher à la sortie de l’école. Son inconscience lui donnait cette insouciance propre à ceux qui ne sont pas encore de « la grande école ».
Car, dès le cours préparatoire, les choses devenaient sérieuses. Sur les bancs alignés de la classe, il était là, non plus pour jouer, mais pour apprendre des choses. Il écoutait attentivement l’institutrice (la maîtresse) qui mettait le meilleur d’elle-même, mais qui était à cent lieues d’imaginer le contexte de la vie quotidienne de cet enfant d’immigrés.
Que ce soit dans les années soixante et soixante-dix avec les Portugais et les Maghrébins, ou aujourd’hui avec les Turcs et les Yougoslaves, les situations sont variées. Les parents peuvent être analphabètes dans les deux langues (celle du pays d’origine et celle du pays d’accueil) ; ils peuvent être lettrés dans la langue d’origine mais analphabètes dans la langue d’accueil. Entre ces extrêmes, divers degrés sont possibles dans l’échelle des variables dans le contexte d’immigration avec les stades intermédiaires d’illettrisme... Les personnes nées à l’étranger et jamais scolarisées représentant tout de même 566 000 personnes en France 4.
Des enfants se trouvent donc dans ces situations quand ils affrontent seuls le sérieux de l’institution scolaire 5. Après la période ludique et les activités d’éveil de l’école maternelle, l’enfant commence le cursus de l’école élémentaire dès les premiers jours de ce déjà très sérieux cours préparatoire.
L’on sait que ce cours préparatoire est fondamental dans l’évolution psychologique de l’enfant. Il intervient comme le moment capital des opérations concrètes après celui du syncrétisme 6. L’enfant a vécu avec beaucoup de turbulences affectives la période œdipienne. Il en sort à peine, en principe stabilisé et disponible pour recevoir des apports concrets qui vont le socialiser : les apprentissages de la lecture, de l’écriture et du calcul.
Or, nous savons que les redoublements de ce cours préparatoire deviennent de plus en plus nombreux et qu’ils vont déterminer la progression ultérieure. Les handicaps s’accumulent tout au long de la scolarité quand l’enfant n’est pas à l’aise dans les exercices premiers de lecture et d’écriture qui restent les passeports indispensables pour devenir un bon élève.
Nous savons aussi que l’environnement familial est capital pour accompagner ces apprentissages en fonction de l’évolution psychologique de l’enfant. Quel enfant apprend à lire s’il n’éprouve pas le goût et le plaisir de lire !
La découverte de l’ignorance des parents 7
Dès les premiers signes des premières pages du premier cahier, l’enfant esquisse inconsciemment une étrangeté qui installe un écart entre lui et ses parents. Il construit ainsi une séparation qui le rapproche d’un monde extérieur, mais l’éloigne du monde des siens.
Il dessine ces premiers signes qui vont former des lettres étrangères. Elles vont prendre alors symboliquement une importance considérable. Mais en toute extrême solitude ! En principe, chaque enfant retourne chez lui consolider chaque soir l’apprentissage venant de l’institutrice. Celle-ci est une étrangère pour cet enfant turc, yougoslave, africain, maghrébin. Elle parle un langage séduisant (voire magique), le seul de ce type que l’enfant entende pour le moment venant d’un adulte à l’extérieur du cercle parental restreint ou large. Il parle déjà avec ses copains, ses camarades de classe, de jeux. Mais il a besoin, à ce moment là, d’une légitimation langagière venant des parents.
Or, il découvre soudain toute l’ignorance de ses parents vis-à-vis de ce langage. Une violence interne s’empare inconsciemment de l’enfant quand il découvre que ses parents sont présents certes, mais qu’ils ne sont en rien utiles pour « son travail d’école ». Il se heurtera toujours à un mur d’ignorance. Ils sont là, certes, mais absents dans la présence de ce manque total qu’il éprouve soudain. Ils ne sont pas là pour l’indispensable qu’on exige de lui à l’école.
Ils ne peuvent avoir un regard sur ce qu’il fait à l’école, assurer un contrôle sécurisant pour l’enfant. Et comment fera-t-il signer son cahier de notes ? Donc son regard va se modifier, se distancer, perdre prise par rapport à ce début d’activités nouvelles pour lui... Ils sont là dans une grande béance dont il n’avait aucune conscience à peine quelques jours plus tôt. L’enfant va porter en lui cette violente contradiction. Etre un enfant en voie de déracinement parental. Le fait d’apprendre, qui plus est, dans une autre langue, le séparera fondamentalement de cette tribu.
Les parents, il est vrai, parlent une autre langue... « vécue comme langue-jouissance (...). Ce qui est appris en dehors de cette langue-jouissance et dans une autre langue n’est pas une sublimation. Les signifiants de la langue française font barrage contre la langue maternelle, et travailler la langue française signifie lutter contre soi, s’amputer d’une partie de soi-même » 8. Aussi la langue maternelle sera-t-elle devancée, doublée dans cette course au langage efficace. Merleau-Ponty écrit, commentant Michelet : « La parole, c’est la mère parlante » 9. Elle sera prise de court par l’autre langue, plus rapide et plus opératoire, qui sera aussi la langue de jouissance avec l’instituteur, l’institutrice (le maître, la maîtresse). Cette maîtresse d’école devient son amante, sorte de mère substitutive, avec laquelle, désormais des mots secrets seront échangés dans une relation privilégiée. « La langue parlée, quelle qu’elle soit, peut être fantasmée comme réduisant au silence celle qui se tait, du seul fait que l’autre s’exprime. Chaque langue prend alors le rôle interchangeable de langue sacrifiée, condamnée un temps à n’être plus qu’une langue abandonnée et trahie dès lors que l’autre, privilégiée du moment, prend la parole et occupe la place de rivale, triomphante, comme meurtrière de la précédente » 10.
Dans cette sorte de concurrence subtile qui s’établit, plus le niveau de langue française s’enrichit de signifiants et signifiés nouveaux, plus la langue d’origine se laisse réduire dans une sorte de dichotomie langagière qui s’installe, et certains mots ne sont plus utilisés par l’enfant, comme s’ils devenaient insignifiants et insignifiés pour exprimer exactement certains faits et sentiments.
Pour l’enfant, cette acquisition d’une langue nouvelle, inconnue des parents, va mettre ceux-ci dans une réserve de silence, ou tout au moins dans des situations de contact conflictuel. Entre les deux langues, l’enfant sera le support-fusible, adaptateur plus ou moins pertinent entre une certaine ignorance parentale et son jeune et étranger savoir nouvellement acquis.
Jacques Hassoun évoque cette situation de l’enfant entre deux langues : « [...] Que le sujet se trouve au confluent de deux ou trois langues, que l’une d’entre elles au moins se présente comme aussi chérie que les autres mais portant en elle la culture dominatrice ou avilie-avilissante, et les effets ravageurs au plan de l’histoire singulière du sujet et de ses signifiants ne pourront pas ne pas se manifester en terme de souffrance [...] » 11.
L’œdipe avait opéré un minimum de séparations, avait placé l’enfant à distance de son père et de sa mère, mais tout en rééquilibrant des liens, des relations. L’écriture et la lecture dans la langue étrangère risquent de le contraindre à des ruptures plus ou moins franches avec ce qui le nourrissait inconsciemment depuis sa naissance. Tout un environnement est désormais troublé par l’intrusion d’autres signes, d’autres symboles. Il doit garder un difficile équilibre entre cette inhérente incapacité des parents et cet éloignement conséquent à la séduction des signes de l’autre langue qui échapperont pour la plupart à ses parents. Père, mère, enfant sont tous dans un double système d’évitements.
Chacun échappe à l’autre par sa part cultivée de secrets. Mais l’enfant acquiert du pouvoir sur eux au fur et à mesure « qu’il apprend ». Violente contradiction en somme qui oblige l’enfant à se « cultiver » et, en même temps, à rejoindre toujours, par dépendance vitale et solidarité familiale -et surtout par héritage incontournable-, cette ignorance fondamentale des parents s’il veut les comprendre un minimum. Il n’a de cesse d’interpréter à la faveur des nouveaux signes acquis cette ignorance... mais réussit-il à lui donner un sens positif ?
La vie peut lui paraître un vrai scandale, dans un moment de révolte, quand il se rend à l’évidence. Il pense qu’il n’aurait jamais dû naître dans cette famille dont il portera la marque indélébile toute sa vie. Fatum, destin, très vite il se rendra compte que ce n’est qu’un héritage, partagé par d’autres aussi, mais non communicable, quand la norme dominante est d’avoir des parents « sachant lire et écrire ». Mais il le vit surtout dans sa solitude : héritage d’une marque de famille -ou plutôt héritage d’une démarque familiale repérable- qu’il aurait non pas à exhiber mais à cacher à tout le monde pour ne pas être découvert. Tatouage inavouable et d’autant plus fort symboliquement qu’il sera invisible. Il porte donc ce souci intime au plus profond de lui-même. Camoufler cette honte devient sa préoccupation quotidienne. Qu’il veuille oublier ce stigmate, il surgira toujours, et souvent à l’improviste, comme pour lui rappeler qu’on ne trahit pas ses origines. Il sera là en permanence, à chaque pas intérieur de son itinéraire, souvent sans pouvoir éviter d’être démasqué.
Il devra donc régler tous les actes de sa vie pour ne pas se trouver trop en porte à faux avec les membres de cette famille qui, en outre, vont lui réclamer déjà des services de lettré. Puisqu’il a la chance de savoir, il doit savoir pour tout le monde. Oh, ce n’est pas toujours parce qu’on en est fier qu’on s’adresse à lui, mais plus souvent en terme de devoir. Il était déjà surchargé. Il doit, à partir de son savoir, rendre service au clan. Cette règle est établie et il ne peut s’y soustraire sous peine de plus grande exclusion encore.
Adviennent déjà une longue solitude, un long corps à corps avec ses connaissances de lettré. Déjà séparé des siens, voire déraciné, il n’en reste pas moins redevable.
Il a bien entendu acquis une langue maternelle ; elle continue à être opératoire, non seulement dans ses fonctions utilitaires de passation de message, de communication, mais aussi dans ses fonctions affectives signifiantes. Mais elle est doublée par une autre langue 12 qui la démarque. L’enfant est obligé de sortir de cet enclos maternel, de cette norme en soi, fermée sur une langue, et de construire à côté un autre monde. Il y est précipité dans une obligation sociale qui en outre le valorise et lui donne un statut. Tout cela n’est pas pathologique, mais devient une problématique personnelle que l’enfant assumera avec plus ou moins de réussite, plus ou moins de difficultés. Il doit passer d’un registre à l’autre, d’une langue à l’autre, donc d’un système de pensée à l’autre. Il doit prendre la posture difficile du traducteur spontané. Et dans ce temps de l’apprentissage de l’autre langue, il se retrouve seul, il construit sa solitude. Il peut aller jusqu’à trahir les siens en changeant son regard sur eux avec ces nouveaux mots appris en dehors de sa famille, celle qui lui transmet non seulement une langue maternelle mais un rapport aux choses et un rapport à la relation au père et à la mère. Il opère une véritable migration dans un autre langage.
Le regard des parents sur l’enfant
Les parents effectuent rapidement la prise de conscience de leur soudaine illégitimité langagière face à cet enfant qui apprend. Ils deviennent des incapables : « Ils ne savent même pas lire et écrire. » Leur légitimité parentale devient blanche et prend alors place une incapacité active qui déborde largement l’objet du langage. Cette incapacité est vécue comme un handicap, un stigmate. « Moi, je ne sais pas, mes enfants... », dit cette mère, avec quelques larmes qui affleurent son discours tout à coup. Pathos ? Non ! Misérabilisme ? Non plus ! 13 Mais l’incapacité technique d’assumer un rôle de parent devient manifeste à ce stade important des apprentissages sociaux et normés. L’enfant s’habituera assez vite à ne plus poser de questions pour ne pas se heurter à ce silence parental.
Les parents découvrent leur ignorance en découvrant leur enfant en train d’apprendre. Il devient étranger sous leurs yeux. Effectivement, cette illégitimité langagière prend chaque jour de l’importance, surtout dans les non-dits de plus en plus nombreux. L’enfant construit ses secrets dans une écriture étrangère. Il leur échappe chaque jour.
Son instituteur ou son institutrice prend une soudaine importance. Que ce soit en terme de haine ou d’amour, cette relation n’est pas neutre, quand elle détourne cet enfant du milieu originel. Et cela n’est pas particulier à l’enfant immigré de parents analphabètes. Mais dans ce cas précis, la fonction enseignante intervient comme un substitut parental fondamental pour augurer l’installation chez l’enfant d’un système de comparaison et d’influences non négligeables. Il trouve un support tout prêt sur lequel projeter son « idéal du moi ». L’instituteur, l’institutrice n’est que la première personne d’une possible lignée de supports sur lesquels accrocher des images substitutives pour tous les transferts possibles.
Le père se trouve alors dans l’impossibilité même de dire non à l’enfant. Il peut difficilement assumer sa fonction paternelle. Père en perte de place, il n’est plus le père repère que l’enfant attend. Et la mère serait tentée de dire oui continuellement ou d’être -ignorance oblige- silencieuse 14. L’enfant vit alors quelque chose qui s’apparente à un double-bind interculturel. A lui de se frayer son difficile chemin entre contradictions et accommodations des deux cultures 15.
Le conflit des deux langues
L’enfant passe du temps à écrire, à lire tout seul, à répéter ces mots qu’il découvre enfin dans leur réalité symbolique et leur matérialité scripturaire. Il comprend maintenant que tel mot se prononce de telle façon et non comme il le prononçait avant. Il quitte quelque peu une perception sonore qu’il avait acquise par l’expérience d’un langage à la fois usurpé et tronqué. On parle bien sûr quelquefois français en famille. Car, au fil des années de présence en France, certains mots ont pénétré, par nécessité, dans cet enclos familial qui se préserve face à la société d’accueil quelquefois si étrangère. Mais quel français ? Il est très souvent approximatif chez tous les membres de la famille ; déformé aussi dans les efforts d’adaptation des sons. Les parents sont les victimes inconscientes d’une incapacité linguistique fondamentale au niveau de cette inadéquation phonétique. Certains sons ne correspondent pas d’une langue à l’autre et entraînent une déformation inhérente à la non-visualisation des signes que sont les mots utilisés dans la langue étrangère. L’enfant commence à rire maintenant quand le père répète qu’Il doit prendre le « métrou » ou son « tobouss » à telle heure. Il rit déjà comme l’on riait -et quelquefois avec une pointe de mépris humoristique- de ce langage dit « petit nègre ». Il tente de corriger ce père, mais sans comprendre les incontournables implications phonétiques. Et ce rire est déjà la concrétisation d’une distance qui se creuse entre lui, enfant, et ses parents. Adultes, ils sont confrontés à des difficultés phonologiques qui leur échappent. Pour J. Kristéva, « la langue étrangère demeure une langue artificielle -une algèbre, du solfège- et il faut l’autorité d’un génie ou d’un artiste pour créer en elle autre chose que des redondances factices » 16. L’enfant a les moyens désormais de prendre du recul, de la hauteur pour juger ses parents.
Toute l’articulation des triangles vocaliques différents, francophone et arabophone ou lusophone, demande un long apprentissage avant d’être totalement maîtrisée 17. Par ailleurs, l’accent, difficilement et socialement maîtrisable, indice profond de la personnalité collective, devient aussi source d’une différenciation alors que l’enfant est en train d’apprendre correctement cette langue étrangère et qu’il va adopter le parler de ses camarades de classe, les locuteurs privilégiés de cette pratique. Il est effectivement en voie de devenir différent. Tous ces mots et ces sons nouveaux le constituent nouvellement et il entretient consciemment ou inconsciemment des rapports et aussi des complicités avec eux. Il construit désormais tout un monde à lui, avec ces mots de passe connus seulement de lui. Il peut laisser « traîner » n’importe quel papier, personne ne comprend dans cette maison ce qu’il a écrit 18. Non-dit aussi : cet enfant réprime, refoule l’envie de questionner son père ou sa mère pour leur demander des explications. Sachant à l’avance la non-réponse parentale, cet élan du « dis, pourquoi... ? » se voit systématiquement freiné, arrêté, avorté. Ce n’est pas l’envie qui lui manque. Mais il se heurte là à un mur, à une incompréhension, à une incapacité totale : « ils ne peuvent pas », sur ce nouveau registre qu’il acquiert. Il ne peut trouver d’interlocuteur adulte... pour le sécuriser aussi 19. En même temps, la langue étrangère est la langue-refuge. Il apprend une langue par effraction. Il a un pouvoir extraordinaire à être le seul à commencer à maîtriser cet instrument nouveau, jusqu’à un éventuel rapport fétichiste à cette langue, sorte de sésame qui lui ouvrira les portes de l’avenir...
Les parents sont alors en droit de se demander si le départ du pays natal était vraiment le bon choix. Bien sûr, ils pouvaient être aussi analphabètes dans leur pays. Mais ils auraient vécu cette condition avec moins de difficultés. Dans un pays où beaucoup d’hommes et de femmes sont dans cet état, l’on vit moins seul, et surtout avec moins de culpabilité, de honte, cette situation, sans se différencier à l’extrême comme ici en France. Ce qui là-bas était inaperçu est vécu ici comme un stigmate qui impose une solitude, voire un enfermement.
« L’existence chez ces personnes d’un système de valeurs particulier est démontrée par la communauté de comportement qui se manifeste lorsque des illettrés ont des rapports entre eux. Non contents de perdre l’aspect d’insignifiance et de désarroi qu’ils ont souvent dans la société en général, pour devenir, au sein de leur groupe, des individus pleins d’expression et d’intelligence, ils se posent en termes institutionnels. Entre eux, ils se forment un univers de modes de réaction. Ils élaborent et reconnaissent des symboles de prestige et d’abaissement ; ils évaluent les situations pertinentes selon leurs propres normes et dans leur propre idiome ; enfin, au cours de ces relations mutuelles, on voit tomber leur masque d’adaptation complaisante » 20. En France, s’ils sont peu nombreux à vivre cette « condition d’analphabète », ils constituent néanmoins une minorité repérable. Ils apparaissent comme des exceptions signifiantes dans une absence de possibilité langagière. A leur étrangéité territoriale, ils ajoutent une étrangéité existentielle, enracinée dans un manque fondamental, celui de ne pouvoir communiquer avec l’autre, qui implique donc l’obligation de rester entre soi. Cette situation de non-communication avec l’autre les contraint à rester étrangers, et même à devenir étranger à eux-mêmes 21. Cet état va devoir se vivre dans le quotidien au milieu de stratégies multiples pour ne pas dévoiler ce stigmate. L’obsession étant que ça se sache, on le cache.
La condition analphabète quotidienne
Cette condition analphabète quotidienne 22 se traduit concrètement par le développement -quelquefois assez original- de stratégies de survie lettrée : communiquer, se mouvoir, malgré ses incapacités dans un monde qui n’est pas fait pour soi. Ces stratégies sont personnelles ou combinées avec des proches, qui se conduiront en « comparses ou complices » pour déjouer les appareils compliqués et sophistiqués de la société organisée lettrée et maintenant de plus en plus informatisée. L’analphabète tente de négocier des lieux, des zones où il dévoilera le moins possible son handicap pour rester digne dans une société qui exige que des rôles soient tenus à un niveau minimum (le nécessaire savoir de survie : lire-écrire-compter).
Quelques situations typiques
L’enfant est le témoin direct du malaise du parent analphabète dans des situations concrètes. Il est en porte à faux et en défaut de langue pour les gérer en toute lucidité.
Ces situations prennent en compte différents facteurs dans l’espace-temps. Certaines sont spécifiques de l’intérieur de la maison où l’analphabète demeure et où il est en contact avec des membres du groupe familial, « ceux qui sont dans le coup du stigmate secret analphabète ». D’autres le mettent en rapport avec l’extérieur, donc avec des étrangers à ce stigmate secret ; et entre les deux, nous trouvons toutes les aires où il se déplacera seul. Nous verrons alors quel rôle peut jouer l’enfant désormais lettré dans la maîtrise de ces situations qui mettent en couple, en phase, en binôme, un ou des adultes et un enfant.
Nombre de situations illustrent abondamment cette condition analphabète dans le quotidien. Elles interviennent toujours dans la mise à l’épreuve du dévoilement du handicap, notamment dans l’acte de communication, surtout dans ses fonctions opératoires et utilitaires. Cette incapacité scripturaire active, doublée de l’impossibilité de décoder tout message écrit, s’inscrit ainsi dans une violente impuissance. « Je ne peux pas t’aider », dit ce père à son fils. Non seulement il ne sait ni lire ni écrire, mais ce non-savoir induit un non-pouvoir, une incapacité, une étrange incapacité.
Cette confrontation du stigmate avec la réalité passe par des négociations multiples dans la présentation de soi 23 pour soi-même et devant les autres. Le stigmate analphabète est toujours présent avec sa pertinence et sa gêne, dans la mesure où la société n’en tient pas compte, ne pense pas à son existence, puisque le standard minimum est de savoir vivre avec la lecture et l’écriture pour les choses les plus courantes. Ce standard a la force fondatrice d’une norme. Or, justement, les analphabètes sont attaqués à l’endroit même du vital, du nécessaire absolu pour vivre comme les autres. A chaque moment, une situation peut devenir précaire et basculer dans l’échec, comme si elle devenait tout à coup la non-situation au centre de laquelle l’analphabète est le sujet manquant ou défaillant. Il ne tient pas sa place par impuissance soudain révélée. Il ne remplit pas le rôle (les rôles) qu’on attend de lui, alors qu’apparemment il se présente comme n’importe qui. Il avance avec un masque, une fausse armure.
Face à cette situation globale, l’analphabète développe des stratégies, des parades, quand il le peut. Car, il se trouve aussi quelquefois face à des impossibilités, des impasses irréductibles.
1 - Communiquer !
Dans l’acte de communication, l’analphabète envoie et reçoit des messages. Si nous nous référons à la théorie des fonctions du langage 24, c’est à l’endroit du contact et du code que se produisent des perturbations et des parasites.
En fait, l’analphabète construit ses codes personnels sur la base d’une oralité et d’une iconographie visuelle singulière pour bâtir ses représentations. Ici, la fonction phatique du contact s’établit sur un « squizzage », un « raccourci » visant à établir (comme dans l’opération humoristique) un sens par un effet de sens qui peut étonner d’abord le partenaire, mais en même temps le séduire, le fasciner par certaines ingéniosités ou trouvailles. Elle peut être un lieu de créativité mentale en dehors du code formel de la langue. En manque de code commun, la fonction métalinguistique ne s’en établit pas moins par la recherche, ici spontanée, d’accords informels où la gestuelle est capitale (clignement d’yeux, mimiques du visage, approches d’épaule, du menton, soupirs, etc.). Cette impossibilité de codage normalisé induit un contact inédit entre le locuteur analphabète et le locuteur lettré, contact relevant d’une communication primitive, voire d’une épigenèse de la communication humaine... Elle est en même temps source d’une richesse d’infra-communication qui nous apprend beaucoup sur notre inconscient, désormais tellement masqué, bardé de codes institués. Ainsi, l’analphabète est aux sources des premiers langages et échappe, non sans ambiguïté quelquefois, aux normalisations institutionnelles, à la naturalisation du langage.
Il est à la fois émetteur et récepteur d’une langue qui n’existe pas, la langue analphabète, cette langue sans code compréhensible pour la majorité lettrée qui ne l’apprend pas.
L’analphabète doit donc développer des stratégies du non-dévoilement pour ne pas laisser penser qu’il est analphabète. Il va faire comme s’il pouvait se tirer d’affaire, jusqu’à l’extrême limite ; il va faire en quelque sorte l’impasse du stigmate jusqu’au moment où, contraint par la réalité technique du message qui ne passe plus, il se trahit lui-même. En outre, il se heurte tout de suite à la difficulté d’être compris non seulement en qualité d’étranger, mais aussi en sa qualité d’analphabète. Surajoutées l’une à l’autre, ces deux situations créent une double étrangéité. Les autres, la majorité lettrée, seront incapables de comprendre son langage analphabète..., puisque tout le monde sait lire et écrire. Nos sociétés industrielles ont tôt fait d’éliminer cette dimension de leurs cultures, considérant comme marginaux et résiduels les groupes et les individus analphabètes. Mais en même temps, elles découvrent dans l’illettrisme un nouveau concept rassemblant tous ces groupes intermédiaires qu’elles ont fabriqués à la marge de l’expansion et elles s’empressent vite autour comme si c’était une tare nouvelle et imprévisible, voire une nouvelle maladie sociale ! « Hélas, dirait Jacques Perret, les analphabètes de nos jours se font de plus en plus rares » 25.
Dans l’acte de communication extra-familial, l’enfant devient comme le comparse privilégié qui intervient sur le cours même du discours. Il s’arroge même le droit de parler avant l’adulte justement pour prévenir la situation, car il semble déjà connaître les parasites qui risquent de créer des mal-entendus. Il intervient principalement sur le code, dans la fonction de traduction (métalinguistique) qu’il opère.
En même temps, il est obligé de tenir une place, une fonction de contact (phatique) qui ne devrait pas être la sienne, par son statut d’enfant, notamment entre deux adultes. Il ne se mêle pas forcément de ce qui ne le regarde pas, mais il prend en charge le signifié tout en dirigeant le signifiant de l’adulte. Il se substitue, lui l’enfant savant, à l’adulte ignorant. Il y a là une superposition de deux systèmes dans un acte de communication assistée, rappelant en beaucoup de points la situation de traduction simultanée (sans l’intermédiaire d’un audio-appareil). Selon les cercles de sociabilité (interne ou externe) de l’adulte, des cercles de communication assistée par l’enfant vont se superposer.
Le dialogue intra-familial semble bien se dérouler, mais avec ses passages d’une langue à l’autre, « entre deux langues ». Tout à coup, quelques mots en français surgissent dans cette chaîne locutoire en arabe, en portugais, en turc, etc. L’autre langue prend le relais de la pensée, la supplée, et l’enfant commence à penser autrement que ses parents. Sa double appartenance se fait plus précise ; il ne peut plus la contrôler. Il s’éloigne de la culture parentale et il a objectivement tout sous les yeux pour apprécier ces différences. Il peut alors juger avec ses propres mots... qui échappent aux parents. Il commence à parler plus comme ses copains français que comme ses cousins restés au Maghreb.
2 - Face aux automates
Le développement de plus en plus grand d’automates pseudo-scripteurs pour différentes opérations de dialogue transféré met l’analphabète devant des affrontements difficiles. Car le langage-machine, avec sa froide et implacable logique, ne tolère pas l’adoption de conduites de tâtonnements, car les décisions-sanctions des réponses de la machine sont sans ambiguïté. La logique binaire n’est pas celle de l’analphabète. Entre le oui et le non s’étend, chez lui, un vaste no man’s land de nuances, d’indécisions modulées. Or, l’automate ne supporte pas l’entorse, la traverse, la transgression. Il exige la réponse exacte, cartésienne, « hic et nunc », car le code des boutons de commandes (des questions) sur ces automates est précis, trop précis, sans rétroaction facile quand il y a une erreur de décision.
La dimension locutoire absente prive encore plus l’analphabète de possibilités de liberté et accroît sa dépendance. Les automates, apparemment simples dans leur fonctionnement quand on a compris le code, nécessitent tout de même un mode d’emploi lettré. Ce « dialogue » avec la machine passive passe par des signes à déchiffrer et la sanction de l’erreur dans la manipulation est irréductible de l’explication. L’analphabète se trouve là en face d’une machine soi-disant intelligente, mais, dans cette relation, encore plus analphabète que lui, ce qui ne fait pas son affaire.
L’enfant deviendra alors l’initiateur privilégié. Il accroîtra chaque fois son pouvoir vis-à-vis de l’adulte assisté. Aussi, la tenue plus scripturaire et chiffrée du livret de caisse d’épargne (si bien implanté dans les milieux populaires immigrés) est plus aisée. Et l’analphabète n’hésite pas à faire les opérations où le contrôle numérique est plus facile.
Sa mémoire des chiffres est plus fiable que sa mémoire lettrée. Il repère plus facilement les chiffres, qui restent chacun très identifiables visuellement. Sa logique fait quelquefois défaillance quand un nombre obéit à une euphonie plus ou moins abstraite comme douze, treize... alors qu’il n’a pas de mal à prononcer dix-sept, dix-huit, etc.
L’analphabète téléphone de son domicile à ses proches grâce à un système simple de repères iconographiques, basé sur les associations d’idées mettant en relation les numéros de téléphone et les destinataires. Une vieille dame analphabète, vivant seule, s’était confectionné un carnet pour téléphoner aux membres de sa famille et à ses amis. Elle avait dessiné en face de chaque numéro un motif ou une figurine naïve lui permettant, à partir d’un trait physique de la personne ou de ses attributs sociaux, de l’assimiler à son numéro d’appel. Par exemple, un dessin très simple d’avion indiquait le numéro d’un petit fils travaillant dans un aéroport, etc. Mais l’analphabète est plus embarrassé quand il reçoit un coup de téléphone inattendu d’une personne étrangère qui ignore sa situation. Il est incapable de prendre des notes et ressent quelquefois un stress. Aussi les opérations-commandos de marketing téléphonique l’inquiètent et le dérangent. L’enfant n’aime pas que ses camarades français (sauf exceptions) l’appellent chez lui, pour ne pas dévoiler l’ignorance des parents doublée de leur accent. Il préfèrera avoir l’initiative des appels.
D’autres situations face à des automates lui sont difficiles d’accès. L’utilisation d’une carte bancaire serait dangereuse. Elle peut être utilisée par un tiers en qui il doit avoir une confiance totale. Car il ne pourra pas exercer le moindre contrôle sur cet argent invisible. De même, l’utilisation d’une carte de téléphone (et plus encore du Minitel) nécessite la lecture des messages de l’écran-scripteur. Il préfèrera téléphoner avec des pièces, sans pouvoir très souvent se faire rappeler à un numéro de cabine. Car, s’il connaît les chiffres, il n’en possède pas toujours l’énoncé littéraire correct pour se faire comprendre d’un destinataire, sinon d’annoncer un à un les chiffres d’un numéro...
3 - Se déplacer
L’adulte analphabète se trouvera confronté d’une part à la perception de l’espace et d’autre part à son utilisation. Cette perception le situera entre des repères précis qu’il aura accumulés au fur et à mesure des cheminements qu’il aura effectués dans la ville. Il se constituera ainsi des territoires de pratiques concrètes, une véritable sitologie indigène de l’analphabète. Il est difficile pour lui d’aborder seul des espaces nouveaux, faute de pouvoir les représenter en lisant une carte. Rural, il pouvait plus facilement être autonome en utilisant les repères cosmiques conjugués à la chronologie. Mais en ville étrangère, l’immigré analphabète devra faire des apprentissages élémentaires pour acquérir un minimum d’autonomie.
Retirer des billets de chemins de fer, des tickets de métro, va demander une initiation délicate et stéréotypée. Elle ne souffrira aucune fantaisie. L’enfant montre aux parents comment retirer ces tickets pour se rendre en banlieue (avec les pièces de monnaie précises). Il le fera plusieurs fois avec eux et appréciera le moment où ils pourront « se débrouiller seuls ». Un déplacement ne supportera pas la moindre anomalie, le moindre changement. L’analphabète sait qu’il prend son train, à la même heure, sur le même quai. Il repère les personnes qui se rendent comme lui au même endroit. Ils sont ses repères vivants et rassurants. Il les aperçoit de loin ; il reste à distance, il ne doit pas donner l’impression de les suivre.
De même, dans le métro, l’enfant l’accompagne les premières fois pour faire le repérage sémaphorique des indices sûrs et permanents (les plaques indicatrices et l’encadrement des affiches, et non les affiches elles-mêmes).
Là de même, aucun changement ne se fera sans provoquer l’insécurité et l’angoisse. Aussi les grèves (ou les pannes) provoquent-elles une déstabilisation des circuits codés que l’analphabète s’était établis pour se déplacer seul. Tout changement le fera régresser dans une insécurité infantile, voire dans un abandonnisme, et peut l’obliger à demander des renseignements. D’où ce stress caractéristique et décelable, spécifique à ceux qui vivent avec angoisse une situation où ils n’ont pas l’assurance totale d’être là où il faut. Ils demandent à être rassurés, à savoir s’ils sont bien dans le train ou le bus adéquats. Mais ils peuvent compenser par des indices qu’ils se donnent toujours. C’est la grande aide des numéros qu’ils retiennent plus facilement qu’un ensemble de mots. Repérer un numéro de bus rassure, et l’aide d’une mémoire visuelle en alerte, aiguisée justement par une attention aux aguets, lui permet de se déplacer sur des itinéraires réguliers.
Il utilise peu sa voiture dans les déplacements urbains, car il risque de se heurter à des problèmes de compréhension (horodateurs, recherche d’un parking fléché, etc.). Par contre, il est plus à l’aide sur des itinéraires simples dans la banlieue qu’il connaît.
Mais comment voyager par le train sur les grandes lignes qui nécessitent par exemple des changements ! Cette femme avait décidé d’aller à Cherbourg voir sa fille qui venait d’accoucher. Elle avait bien un papier où l’on avait noté l’heure (qu’elle savait déchiffrer) où elle devait descendre pour prendre une correspondance à Redon quelques minutes après. « Et si le train a du retard ? » Son angoisse déjà perlait à grosses gouttes sur son front. L’enfant l’accompagna jusqu’à Redon et « la mit dans le train pour Cherbourg » où bien sûr elle était attendue. Mais quelle charge dans cette démarche enfantine qui le marquera toute sa vie.
Ce père immigré part en vacances avec toute sa famille. Il doit traverser la France et l’Espagne pour rejoindre le Maroc. Son enfant de 9 ans, celui qui sait lire désormais, lui sert de guide, une carte à la main, pour lire les indications, prendre les autoroutes, à plus de 100 km à l’heure, la nuit. L’enfant paie les redevances des autoroutes 26. Le voilà tout à coup prenant un rôle important dans ce voyage. Responsabilisé tout à coup, et la moindre erreur est mal vécue. Comme si l’on pouvait se tromper quand on sait lire ! Il doit alors demander la route aux étrangers, puisque « c’est lui qui sait ». Tout le monde dans la voiture chargée « se repose sur lui ». Il les a en charge.
En même temps qu’il est fier de sa fonction indispensable, il subit là, à son âge, l’effet d’une responsabilisation précoce qui peut le plonger dans des états d’angoisse, qu’enfant il a du mal à assumer.
4 - De quelques autres situations
Beaucoup d’autres situations peuvent être repérées qui mettent en phase l’adulte analphabète et l’enfant qui apprend à lire et à écrire. Elles seront vécues à différents niveaux (âge de l’enfant, âge de l’adulte, degrés de maîtrise de la lecture et de l’écriture, etc.).
Nombreuses sont celles qui mettent cet adulte « devant les papiers ». Sa dépendance est alors totale, pour répondre au courrier, remplir ses feuilles d’impôts, ses feuilles d’allocations logement. Il signe son nom comme on le lui a appris. Il trace en signes incertains les contours qui contiennent son nom, et lui font prendre encore plus conscience de la fragilité de son identité. Il apposera ici un sceau blanc au bas d’un document dont le contenu lui échappe. Sa dépossession lui est toujours rappelée dans cette non-maîtrise des éléments qui l’engagent malgré lui. Il est dans l’impossibilité de contrôler, de dire oui, de dire non. Il doit toujours faire confiance aux autres jusqu’à devenir l’otage de ceux qui pourraient éventuellement l’abuser. L’enfant jouera ici son rôle de scripteur, de celui qui fait les papiers. Beaucoup de jeunes filles s’emploient à cette tâche de gestion familiale en maintenant des contacts fréquents avec les administrations.
Certaines municipalités n’ont pas hésité à encourager des initiatives d’écrivains publics (notamment dans des administrations) pour aider les illettrés à accomplir ce type de tâches. Les analphabètes en profitent. Mais c’est surtout le réseau familial qui fournira les compétences nécessaires. L’enfant fera le courrier simple, les cartes de vœux. Ses réactions varieront selon la nature du courrier. L’analphabète reconnaît parmi les enveloppes celles de sa famille, celles des administrations. Il se demande ce qu’on peut bien lui demander, s’il est en règle. Il entretient avec les papiers un rapport particulier (voire fétichiste), à cause de toute la charge symbolique qu’ils peuvent contenir pour lui. Il garde les enveloppes, signes de repérage sémaphorique.
Malade, il se trouvera face aux questions du médecin, devant la prise de médicaments. Alors, l’enfant devient à nouveau l’intermédiaire et son pouvoir sera sans limite sur cet adulte diminué, dans l’incapacité d’être l’interlocuteur valable. Alors que la venue d’une infirmière pour une série de soins pourra instaurer une relation qui s’enrichira progressivement, certaines visites de travailleurs sociaux pourront être vécues comme des intrusions si elles ont comme objet le contrôle social et familial, sur les adolescents par exemple. Mais ce qui spécifie ces situations est bien l’accompagnement familial qui s’organise autour de l’individu immigré.
Cet adulte analphabète regarde la télévision, et même assez souvent, des émissions régulières qu’il choisit et repère à travers des magazines qui laissent une grande place aux photos 27. Mais il ne peut regarder les films sous-titrés, ni les génériques. Plus encore que pour la moyenne des auditeurs, son choix se réduit à des émissions faciles à regarder (feuilletons), où l’émotion ne s’embarrasse pas d’intellectualité. Elles rythment sa semaine et introduisent une dimension chronique donnant des repères temporels. Et tout changement des programmes bouscule son organisation du temps.
Il obtient une certaine autonomie pour faire ses achats. Il préfèrera faire ses courses au marché où le dialogue avec les commerçants est encore possible. En self-service, dans les super-marchés, il reconnaîtra les produits par leur emballage. Il oppose une résistance à tout produit nouveau. Par la transmission médiatique iconique, il restera sensible à la publicité télévisée, comme relais incitateur à l’achat. Il reconnaîtra à l’étalage l’emballage du produit présenté dans les sports publicitaires. Il aura tendance à utiliser les mots génériques pour désigner les produits. « Elle dit Vichy pour toutes les eaux minérales » 28.
L’enfant précaire
L’enfant qui apprend à lire et à écrire est en charge de ses parents qui l’envoient à l’école. Mais voilà qu’ils les a lui-même en charge - quand ils sont analphabètes - pour faciliter leur insertion dans la société d’accueil.
Ces regards croisés d’une mutuelle surcharge entre les acteurs conduiront à des types de relations codées certes, mais souvent sur fond de conflits de dépendance.
Passage obligé pour ses parents entre les deux sociétés, il sera toujours l’enfant précaire. Il doit acquérir pour lui-même les moyens de ce passage à un moment où se structure sa personnalité. Il vit dans une sorte de légitimité blanche et fragile, celle de l’interlocuteur prodige, « débrouillard », qui n’a de cesse de trouver des stratagèmes pour que l’analphabétisme des parents devienne clandestin. Il est là toujours prêt à sauver les apparences, à jouer à cache-cache avec ruse pour dissimuler l’inavouable tare, mettre aussi ses parents-porteurs à l’abri des embuscades du langage qui les forceraient à se trahir, à se dévoiler aux autres dans leur réalité analphabète.
Ces clandestins du non-savoir (du non-pouvoir) des mots développent alors des stratégies de discrétion (assurée), de réserve, de « faire semblant » devant ces autres qui n’ont pas besoin de savoir qu’eux ne savent pas. Cet enfant est responsabilisé trop tôt, jusqu’à être angoissé devant les comportements fébriles de ses parents.
Ces accompagnements répétés d’adultes-parents ont certes un caractère initiatique et même ritualisé dont l’enfant est l’acteur. Dans cette mise en phase avec l’adulte, il peut tirer fierté de ce devoir d’enfant envers les parents. Mais il n’en reste pas moins l’enfant-support exposé. Ces situations d’accompagnements créent d’illusoires ou de fausses hiérarchies en instituant un système d’inversion.
Cet analphabétisme parental peut être hissé à la hauteur de l’emblème auprès de certaines personnes et procurer même une plus-value personnelle. Mais ce n’est pas sans risques, car il fournit ainsi aux autres, dans une sorte d’exhibition inconsciente, des éléments pour se faire classer dans l’échelle de la distinction. Mais un effet boomerang sournois peut surgir comme ce qui, en tout état de cause, explique en dernier lieu la personnalité de l’enfant.
Cette démarque familiale sera difficile à détacher de sa marque personnelle quand on le percevra en tant qu’individu seul. Mais voilà que l’on sait maintenant qu’il a des parents analphabètes. Il sera alors l’objet de jugements dans les surclassements et les déclassements scolaires, rangé déjà pour certains dans la catégorie des boursiers potentiels qu’il faut aider, « pousser ». Il peut même devenir la proie des paternalistes dévoués et caritatifs qui font commerce de leur générosité s’ils ne maîtrisent pas la dépendance qu’ils peuvent créer alors dans cette relation gratifiante. Il prend d’ailleurs des risques pour l’avenir, ceux de s’entendre reprocher plus tard le syndrome de l’enfant d’analphabète qui se superposerait à celui du boursier.
Mais combien réussiront à maintenir le cap de la réussite sans défaillance ? Au prix de combien d’accommodations, d’acculturations, de compromis et renoncements, de doutes aussi pour cette auto-maïeutique entre une solidarité familiale et l’aspiration vers un autre milieu qui le déracine ? De quelle double culture sera-t-il ? Encore faut-il que cet orphelin du langage lettré bénéficie de connivences dans la tribu des analphabètes de base pour obtenir une confiance surveillée - liberté conditionnelle - destinée à gagner des avantages détenus par la tribu des lettrés.
Tout le monde sera près de lui, miraculé du système. Albert Camus, Azouz Begag, qui « ont réussi bien qu’ayant une mère analphabète et... un milieu d’origine très pauvre », ne doivent pas nous faire oublier la grande masse de ceux qui n’ont pas ou très peu réussi à cause de cette condition analphabète. En effet, que l’enfant ne puisse faire face à cette défaillance parentale ni surmonter la situation et son impuissance trouve alors son expression dans la déviance, la délinquance. C’est alors que les configurations familiales peuvent « sauver » cet enfant, quand la structure encore large - par exemple la famille asiatique en Europe - le maintient dans des cadres réglés.
L’enfant est atteint en pleine structuration de sa personnalité. Il lui faudra grandir avec ses parents analphabètes. Cette démarque le poursuivra longtemps... quand il rencontrera des partenaires. Il faudra le dire, quelquefois comme un aveu. Quand il se mariera, il devra affronter la belle-famille et ceux qui en rajouteront pour dire quel mérite ont ses parents d’avoir malgré tout contribué à la réussite de leur enfant. Cet adulte de trente ans, en dépression à l’hôpital Sainte-Anne, crie dans la nuit sa douleur d’avoir une mère analphabète, avant d’entreprendre une longue thérapie qui l’aidera à se délivrer de cette honte intime.
Car cette vieille précarité existentielle qui le guette depuis toujours peut surgir à chaque instant - quelle que soit sa réussite. Elle sera toujours là pour lui rappeler qu’il ne descend pas d’une lignée illustre mais qu’il monte d’une tribu analphabète, dépossédée et... démunie dans les déclassements par le langage dominant.
Cette dépossession l’atteint profondément dans une société qui fait peu de place à l’oralité. Son histoire lui échappe en partie parce qu’il ne peut la mettre en rapport avec l’histoire globale, celle de son pays et du monde. Sa seule mémoire lui permet ces liens spatio-temporels, mais dans des cheminements à travers une pensée blanche, celle qui ne lui permet pas une représentation lettrée transmissible. Quel héritage en effet laisse-t-il à ses enfants ? Une maison sans livre 29 ?
Sa situation est-elle comparable à celles d’illettrés français ? Bien entendu les situations extrêmes mettant en contact des parents immigrés analphabètes intégraux et leur enfant sont exemplaires de situations actuelles vécues par des illettrés français à divers niveaux. Mais l’analphabète immigré vit dans un contexte familial large, porteur et non stigmatisant dans les réseaux de sociabilité interne. L’illettré français a un sentiment très fort d’échec existentiel, intime et social. En outre, il vit dans un contexte familial réduit, sans soutien (sinon celui d’institutions d’assistance), sans réseaux, encore plus isolé dans son illettrisme accusant son déclassement. Alors que l’immigré se vit comme analphabète entouré des siens, l’illettré français se vit comme un déclassé solitaire assisté. Dépassé de beaucoup par les siens et même par de nombreux étrangers qui le distancent, il intériorise une violence proche et annonciatrice de la marginalité et de la demande d’assistance externe. Car il ne trouve pas, comme l’immigré dans le cercle familial, les ressources nécessaires à ses manques 30.
Rire de soi et entre soi
Car, chez l’analphabète immigré, il ne faut pas oublier combien, au milieu de ces situations, l’humour prend sa place. Des situations imprévues nous renvoient à des jeux de mots, véritables productions spontanées humoristiques, voire surréalistes. Par exemple, une infirmière questionne cette malade analphabète dans un service d’urgence : « Avez-vous des antécédents ? » La malade pense à ses dents. De même, toujours dans la situation de malade : « Nous allons faire une greffe ». La malade comprend « grève », ou encore, avec une sympathie non dissimulée, découvrant sa date de naissance, l’aide-soignante lui dit : « Vous êtes donc de la Balance. » Mais l’analphabète est loin de comprendre alors toutes les subtilités du système zodiacal.
L’analphabète ne retient que ce qui est phonétiquement pertinent dans son champ sémantique. Il lui est difficile de percevoir la signification polysémique. Car elle est source de confusion, d’autant plus quand l’analphabète est obligé de passer du triangle vocalique de sa langue maternelle à celui d’une autre langue. C’est bien le cas pour grève > greffe. Le passage du signifiant au signifié relève alors d’une communication quelquefois aléatoire et surprenante dans ses effets entre le drame et le comique... Elle peut conduire même à des effets poétiques.
Ces parents analphabètes rient souvent d’eux-mêmes et font rire entre-soi, en famille avec les enfants complices, comme pour exorciser le mal. Car l’humour a ici une fonction compensatrice de la souffrance réelle. Il est prise de distance en prenant appui sur le dérisoire. Et quels avantages ne tirent-ils pas de cette condition analphabète, quand ils ne doivent compter que sur eux-mêmes et doivent privilégier leur mémoire orale, l’acuité visuelle, la spontanéité, le calcul mental, etc., tous éléments favorables à développer une intelligence pratique...
L’analphabète voit le monde mais sans le regard interprétatif. Peut-être n’enregistre-t-il qu’une mince pellicule-mémoire, mais qui prend toute son importance de nécessité pour se frayer lucidement un chemin, car il n’a pas le droit à l’erreur. Il n’aurait pas les outils intellectuels pour la justifier. Il peut à certains moments sentir plus de limites que l’aveugle qui lui, avec l’apprentissage, lit le braille... Sa sagesse est alors très simple, elle ressort du conte naïf. Bref, tout un autre rapport à la vie.



© SCÉRÉN - CNDP
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28/05/2013
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