« On est fou dans sa saison, il y a des modes », reconnaît le psychanalyste Bernard-Elie Torgemen. Les névrosées du Moyen Age mimaient la possession par le démon et l’Eglise les tenait pour des sorcières. La fin du XIXe siècle a mis en scène le corps souffrant, le corps cherchant à jouir à tout prix, le corps voulant s’affranchir des interdits portant sur le sexe. « Les hystériques chères à Charcot avec leurs convulsions et leurs délires ont été remplacées par des jeunes femmes insatisfaites de leurs corps, qui se plaignent de leur genou gauche trop gros, pas conforme, ajoute Bernard-Elie Torgemen. Mais c’est toujours la même histoire : des problèmes avec l’amour, le désir, le sexe, des difficultés à s’incarner, à faire coller cette âme-là et ce corps-là. »

Le siècle des émotions déréglées
La dépression a été le mal du XXe siècle, le XXIe sera celui des émotions déréglées, oscillantes, des émotions en folie. « La décennie à venir sera bipolaire », annonce Elie Hantouche, l’un des premiers psychiatres en France à s’être intéressé aux troubles obsessionnels compulsifs et qui se consacre à ces dérèglements extrêmes des émotions nommés plus scientifiquement « troubles bipolaires ». « Bipolaires », car ils se traduisent par une oscillation perpétuelle entre un pôle dépressif et un pôle d’hyperexcitation où l’individu perd le contrôle. Cette phase est dite « phase maniaque » – manie étant la traduction du mot grec mania, « folie ».

Si le trouble bipolaire fait vivre sur des montagnes russes émotionnelles, une deuxième pathologie dont il est beaucoup question aujourd’hui, le trouble borderline – ou « état limite » –, fait vivre aux frontières de la raison. « La personne chemine en permanence sur une corde raide, essayant de contrôler des émotions violentes – entre colère et désespoir – qui la dépassent. Sa grande question est : de quel côté de la frontière vais-je atterrir ? », explique Alain Tortosa, psychothérapeute qui anime l’Association d’aide aux personnes avec un « état limite » (AAPEL).

Les patients classiques – en conflit avec papa, maman, le désir et le sexe – n’ont certes pas disparu, en revanche les psychanalystes voient de plus en plus de patients borderline qui doutent en permanence de la r&eacut
e;alité de ce qu’ils vivent et perçoivent, et se sentent en danger de mort. Ceux-là, les psychanalystes ne peuvent pas les allonger sur leurs divans. Ils travaillent avec eux en face à face et interviennent verbalement pour apaiser leurs angoisses.

Des maux mieux repérés…
S’il est autant question aujourd’hui des pathologies liées à un dérèglement des émotions, pour Philippe Pignarre, chargé de cours en psychologie sur les psychotropes (les médicaments de l’esprit) à l’université Paris-VIII et directeur des éditions Les Empêcheurs de penser en rond, c’est que les psychiatres les intègrent de plus en plus dans leur champ de compétences. Pour ce chercheur, l’« épidémie » de dépression qui a marqué les dernières décennies du XXe siècle est moins le signe d’un malaise croissant que le résultat d’une meilleure connaissance de ce fléau dans le monde psychiatrique. Car, résume-t-il, « on ne voit que ce que l’on a appris à voir. La Grande Ourse est une réalité, mais seuls ceux qui ont appris à la repérer sont en mesure de la voir. C’est vrai également pour les maux du psychisme. »

C’est que les troubles de l’esprit, contrairement aux grippes ou aux cancers, ne présentent pas d’anomalies biologiques visibles aux examens. Même lors d’un épisode délirant particulièrement spectaculaire. Pour les reconnaître, il convient d’apprendre à repérer leurs symptômes.

… et mieux traités
« Il n’y a pas davantage de personnes souffrant d’état limite ou de troubles bipolaires qu’autrefois, acquiesce Alain Tortosa. Mais, face à ces troubles, le monde psychiatrique se taisait, faute de savoir comment les traiter. » Les individus bipolaires étaient classés parmi les psychotiques ou les dépressifs, et ceux avec un état limite, ou borderline, étaient généralement diagnostiqués « hystériques »… « Rien ne permettait de les reconnaître et de les soigner, renchérit Alain Tortosa. L’enjeu du traitement de ces troubles est loin d’être simple. Il consiste en effet à aborder non pas une maladie, mais une “personnalité” qui globalement dysfonctionne. Aujourd’hui, les médecins disposent de toute une panoplie de traitements qui agissent sur ces troubles : les thymorégulateurs (des régulateurs de l’humeur qui atténuent les émotions trop extrêmes) et les antidépresseurs de nouvelle génération, associés à des thérapies opérant sur les croyances et les conduites irrationnelles (les thérapies cognitives et comportementales notamment, individuelles ou en groupe). »