La mosaïque bipolaire
La mosaïque bipolaire
1/01/2008
Bipo / Cyclo > Bipolarité adulte > Concepts / Classification
Voilà un article de Thierry Hautsgen, publié en 2004, intitulé -Mosaïque Bipolaire-.
J’aimerai bien citer les critiques contre la mouvance actuelle des idées autour des troubles bipolaires : la défense ne fera que fortifier nos hypothèses sur la bipolarité en particulier et la psychiatrie en général.
Voilà un article de Thierry Hautsgen, publié en 2004, intitulé "Mosaïque Bipolaire".
Durant ces dernières années, les troubles de l’humeur ont pris une extension croissante dans la nosographie psychiatrique, au point d’occuper près de deux fois plus de pages du DSM IV que la schizophrénie et les autres troubles psychotiques, parmi lesquels les délires dits autrefois chroniques. Longtemps sous-évalués au profit des troubles dépressifs (unipolaires), les troubles bipolaires se taillent maintenant la part du lion. Leur prévalence sur la vie entière serait ainsi passée en deux ou trois décennies d’1 % à 6 ou 7 % de la population générale.
Tour à tour, le relatif déclin du diagnostic de schizophrénie, les remaniements induits par la psychopharmacologie (virages de l’humeur sous antidépresseurs, remarquable efficacité thérapeutique des thymorégulateurs), la réhabilitation de la notion de tempérament, l’avènement du concept de comorbidité, le prestige des travaux de Jules Angst et d’Hagop Akiskal, l’intégration des dépressions anxieuses et agitées dans les états mixtes, la redécouverte de symptômes et de traits hypomaniaques au sein, à côté ou dans le prolongement de nombreux épisodes dépressifs (troubles BP II et III), ont conduit à englober dans le "spectre" bipolaire bon nombre de manifestations allant des troubles de la personnalité aux bouffées délirantes, en passant par les états limites, les troubles schizo-affectifs (ex-schizophrénies dysthymiques), certains cas de psychopathie, de troubles du contrôle des impulsions, de troubles du comportement alimentaire, d’alcoolisme, de toxicomanies (BP complexe), de troubles anxieux et de troubles obsessionnels compulsifs (TOC bipolaire).
Non sans ambiguïté, on met sur le même plan symptômes et maladies, états aigus et pathologies au long cours. A quand l’intégration du syndrome de fatigue chronique dans la bipolarité ?
On redécouvre cette vérité première que les oscillations de l’humeur font partie de la symptomatologie de toutes les affections psychiatriques (les lunatiques du langage populaire). Mais on en arrive à ce paradoxe que la perturbation thymique prend le pas sur l’évolution comme critère diagnostique. Dans le DSM-IV, il suffit ainsi d’un épisode maniaque isolé pour coder un trouble BP I, quel que soit l’avenir du patient. Le diagnostic ne s’en trouve pas simplifié pour autant puisque de multiples subdivisions servent à catégoriser les troubles BP I et II en fonction des caractéristiques de l’épisode le plus récent. En revanche, l’évolution longitudinale ne figure qu’en annexe du chapitre, parmi les "spécifications qui ne peuvent pas être codées" ! Certains veulent aller encore plus loin : que penser de la définition d’une espèce morbide "naturelle", tantôt par une prise de médicament (trouble BP III), tantôt par un usage de toxique (BP III 1/2), tantôt par un tempérament (BP II 1/2 et IV), tantôt par l’existence d’antécédents familiaux (BP V). Il y aurait là de quoi faire bondir les premiers aliénistes, qui prenaient soin de distinguer le niveau clinique du niveau étiopathogénique.
Si l’on se plonge dans les publications du début du XXe siècle,
il est troublant de constater que la psychiatrie française a connu la même tentation hégémonique autour de la folie maniaque-dépressive de Kraepelin (1899), vite devenue paradigme du trouble de l’humeur endogène, démesurément étendu par la doctrine des constitutions d’Ernest Dupré. On vit alors en quelques années D. Anglade proclamer que "la neurasthénie avec idées obsédantes peut alterner avec la manie, réalisant de la sorte une psychose maniaque-dépressive" (1907), P. Deny englober dans la cyclothymie ?beaucoup de malades désignés plus volontiers aujourd’hui sous le nom de psychasthéniques et qui sont tous, à des degrés divers, des inquiets, des préoccupés, des obsédés et des phobiques" (1909), J. Séglas et A. Collin présenter un cas de "folie intermittente avec adjonction de symptômes catatoniques" (1909), J. Tastevin et P.-L. Couchoud décrire des "dysthénies" périodiques, caractérisées par des "accès spontanés d’asthénie et de manie" (1911), M. Trénel rapporter plusieurs observations de ?malades qui, avec une évolution circulaire presque typique, montrent une série de manifestations stéréotypées à la façon des déments précoces" (1912), R. Masselon publier un article sur les "psychoses associées", ou "manifestations paranoïaques écloses à la faveur de la psychose maniaque-dépressive" (1912), R. Bessière affirmer que les délires de persécution curables et récidivants relevaient d’une "psychose périodique sur un fond paranoïaque" (1913).
La réaction vint du côté des psychologues.
Déjà à l’époque, le débat s’orienta vers une confrontation pathogénique entre bipolarité endogène ou constitutionnelle et névroses psychogénétiques. P. Janet remarquait ainsi, à propos des périodes de dépression des psychasthéniques : "Ce sont des malades de ce genre qui ont donné naissance aux diverses conceptions médicales de la folie intermittente, de la folie à double forme, de la folie circulaire. On peut se demander si le caractère à peu près périodique de leur maladie suffit pour les distinguer des autres psychasthéniques et pour constituer une maladie toute spéciale appelée aujourd’hui par les Allemands la "psychose maniaque-dépressive" (1909, p. 290). Et il notait un peu plus loin, concernant l’hystérie : "La même difficulté s’est déjà présentée à propos de la double personnalité des hystériques ; comme nous l’avons montré, ces doubles existences ont pour point de départ des dépressions périodiques, simplement compliquées par l’addition des phénomènes d’amnésie propres aux hystériques. A mon avis, la double personnalité est la forme que prend le délire circulaire chez l’hystérique. Il n’était peut-être pas indispensable de changer tout à fait la conception de la maladie simplement à cause d’une modification dans son évolution".
Un peu plus tard, P. Chaslin, le grand sémiologiste de la Salpêtrière, constatait dans la préface de son manuel : ?Maintenant, tout est de la folie maniaque-dépressive ;
et on oublie que l’intermittence n’est qu’un symptôme, que la dépression en est un autre, banal, que la mélancolie n’est pas seulement de la dépression, que l’agitation n’est pas la manie, etc. On oublie bien d’autres choses encore que l’on savait et que je ne désespère pas de voir redécouvrir un jour. En attendant, la folie maniaque-dépressive est devenue l’Idole qui attire les hommages de maint adorateur? (1912, p. VI). Il remarquait encore, avec sa lucidité coutumière : "Kraepelin n’étend pas trop le territoire de sa folie maniaque-dépressive. Mais il a suscité des disciples qui, pour la plupart, l’ont mal lu, si même ils l’ont lu. Croyant suivre leur maître, ils englobent dans la folie maniaque-dépressive, non seulement les délires d’emblée, mais encore les obsessions et, mélangeant les deux points de vue étiologique et clinique (contrairement à Kraepelin !), ils finissent par donner à leur folie maniaque-dépressive l’ampleur et la signification de la dégénérescence de Magnan. Bien plus, quelques-uns recommencent à faire des subdivisions. D’autres enfin en arrivent à trouver la folie maniaque-dépressive chaque fois qu’un aliéné, même infecté, s’agite ou est déprimé" (p. 660, note).
Comme il y a un siècle, le risque est aujourd’hui, en posant un diagnostic à partir d’un trouble isolé de l’humeur ou du comportement, de ressusciter sans le savoir, non pas la manie ou la lypémanie (mélancolie) d’Esquirol, mais ses monomanies affectives et instinctives (1838), qui eurent en leur temps un intérêt heuristique. Elles englobaient déjà sous la même dénomination des cas d’obsessions (la célèbre observation de Mlle F.), d’impulsions et d’ivresses, à côté de cas d’hypomanie et de cyclothymie.
J.-P. Falret avait justement décrit entre 1851 et 1854 la folie circulaire en se basant, non plus sur la perturbation d’une fonction psychique, mais sur l’ensemble de la symptomatologie et sur l’évolution au long cours. N’écrivait-il déjà pas cette phrase prophétique, il y a maintenant 150 ans : "La transformation de la manie en mélancolie, ou réciproquement, a lieu, dans quelques cas, d’une manière accidentelle, comme tous les auteurs l’ont noté dans tous les temps. Mais, pour constituer la folie circulaire, la dépression et l’excitation doivent se succéder pendant un long temps et se succèdent le plus souvent pendant toute la vie, d’une manière presque régulière, dans un ordre toujours le même, et avec un intervalle de raison ordinairement assez court relativement à la durée des accès" (1854). Nos contemporains seraient bien inspirés d’en revenir à la conception et aux limites tracées par cet illustre pionnier de la psychiatrie.
Ma défense face à cet article
Voilà un article de Thierry Hautsgen, publié en 2004, intitulé "Mosaïque Bipolaire".
Durant ces dernières années, les troubles de l’humeur ont pris une extension croissante dans la nosographie psychiatrique, au point d’occuper près de deux fois plus de pages du DSM IV que la schizophrénie et les autres troubles psychotiques, parmi lesquels les délires dits autrefois chroniques. Longtemps sous-évalués au profit des troubles dépressifs (unipolaires), les troubles bipolaires se taillent maintenant la part du lion. Leur prévalence sur la vie entière serait ainsi passée en deux ou trois décennies d’1 % à 6 ou 7 % de la population générale.
Tour à tour, le relatif déclin du diagnostic de schizophrénie, les remaniements induits par la psychopharmacologie (virages de l’humeur sous antidépresseurs, remarquable efficacité thérapeutique des thymorégulateurs), la réhabilitation de la notion de tempérament, l’avènement du concept de comorbidité, le prestige des travaux de Jules Angst et d’Hagop Akiskal, l’intégration des dépressions anxieuses et agitées dans les états mixtes, la redécouverte de symptômes et de traits hypomaniaques au sein, à côté ou dans le prolongement de nombreux épisodes dépressifs (troubles BP II et III), ont conduit à englober dans le "spectre" bipolaire bon nombre de manifestations allant des troubles de la personnalité aux bouffées délirantes, en passant par les états limites, les troubles schizo-affectifs (ex-schizophrénies dysthymiques), certains cas de psychopathie, de troubles du contrôle des impulsions, de troubles du comportement alimentaire, d’alcoolisme, de toxicomanies (BP complexe), de troubles anxieux et de troubles obsessionnels compulsifs (TOC bipolaire).
Non sans ambiguïté, on met sur le même plan symptômes et maladies, états aigus et pathologies au long cours. A quand l’intégration du syndrome de fatigue chronique dans la bipolarité ?
On redécouvre cette vérité première que les oscillations de l’humeur font partie de la symptomatologie de toutes les affections psychiatriques (les lunatiques du langage populaire). Mais on en arrive à ce paradoxe que la perturbation thymique prend le pas sur l’évolution comme critère diagnostique. Dans le DSM-IV, il suffit ainsi d’un épisode maniaque isolé pour coder un trouble BP I, quel que soit l’avenir du patient. Le diagnostic ne s’en trouve pas simplifié pour autant puisque de multiples subdivisions servent à catégoriser les troubles BP I et II en fonction des caractéristiques de l’épisode le plus récent. En revanche, l’évolution longitudinale ne figure qu’en annexe du chapitre, parmi les "spécifications qui ne peuvent pas être codées" ! Certains veulent aller encore plus loin : que penser de la définition d’une espèce morbide "naturelle", tantôt par une prise de médicament (trouble BP III), tantôt par un usage de toxique (BP III 1/2), tantôt par un tempérament (BP II 1/2 et IV), tantôt par l’existence d’antécédents familiaux (BP V). Il y aurait là de quoi faire bondir les premiers aliénistes, qui prenaient soin de distinguer le niveau clinique du niveau étiopathogénique.
Si l’on se plonge dans les publications du début du XXe siècle,
il est troublant de constater que la psychiatrie française a connu la même tentation hégémonique autour de la folie maniaque-dépressive de Kraepelin (1899), vite devenue paradigme du trouble de l’humeur endogène, démesurément étendu par la doctrine des constitutions d’Ernest Dupré. On vit alors en quelques années D. Anglade proclamer que "la neurasthénie avec idées obsédantes peut alterner avec la manie, réalisant de la sorte une psychose maniaque-dépressive" (1907), P. Deny englober dans la cyclothymie ?beaucoup de malades désignés plus volontiers aujourd’hui sous le nom de psychasthéniques et qui sont tous, à des degrés divers, des inquiets, des préoccupés, des obsédés et des phobiques" (1909), J. Séglas et A. Collin présenter un cas de "folie intermittente avec adjonction de symptômes catatoniques" (1909), J. Tastevin et P.-L. Couchoud décrire des "dysthénies" périodiques, caractérisées par des "accès spontanés d’asthénie et de manie" (1911), M. Trénel rapporter plusieurs observations de ?malades qui, avec une évolution circulaire presque typique, montrent une série de manifestations stéréotypées à la façon des déments précoces" (1912), R. Masselon publier un article sur les "psychoses associées", ou "manifestations paranoïaques écloses à la faveur de la psychose maniaque-dépressive" (1912), R. Bessière affirmer que les délires de persécution curables et récidivants relevaient d’une "psychose périodique sur un fond paranoïaque" (1913).
La réaction vint du côté des psychologues.
Déjà à l’époque, le débat s’orienta vers une confrontation pathogénique entre bipolarité endogène ou constitutionnelle et névroses psychogénétiques. P. Janet remarquait ainsi, à propos des périodes de dépression des psychasthéniques : "Ce sont des malades de ce genre qui ont donné naissance aux diverses conceptions médicales de la folie intermittente, de la folie à double forme, de la folie circulaire. On peut se demander si le caractère à peu près périodique de leur maladie suffit pour les distinguer des autres psychasthéniques et pour constituer une maladie toute spéciale appelée aujourd’hui par les Allemands la "psychose maniaque-dépressive" (1909, p. 290). Et il notait un peu plus loin, concernant l’hystérie : "La même difficulté s’est déjà présentée à propos de la double personnalité des hystériques ; comme nous l’avons montré, ces doubles existences ont pour point de départ des dépressions périodiques, simplement compliquées par l’addition des phénomènes d’amnésie propres aux hystériques. A mon avis, la double personnalité est la forme que prend le délire circulaire chez l’hystérique. Il n’était peut-être pas indispensable de changer tout à fait la conception de la maladie simplement à cause d’une modification dans son évolution".
Un peu plus tard, P. Chaslin, le grand sémiologiste de la Salpêtrière, constatait dans la préface de son manuel : ?Maintenant, tout est de la folie maniaque-dépressive ;
et on oublie que l’intermittence n’est qu’un symptôme, que la dépression en est un autre, banal, que la mélancolie n’est pas seulement de la dépression, que l’agitation n’est pas la manie, etc. On oublie bien d’autres choses encore que l’on savait et que je ne désespère pas de voir redécouvrir un jour. En attendant, la folie maniaque-dépressive est devenue l’Idole qui attire les hommages de maint adorateur? (1912, p. VI). Il remarquait encore, avec sa lucidité coutumière : "Kraepelin n’étend pas trop le territoire de sa folie maniaque-dépressive. Mais il a suscité des disciples qui, pour la plupart, l’ont mal lu, si même ils l’ont lu. Croyant suivre leur maître, ils englobent dans la folie maniaque-dépressive, non seulement les délires d’emblée, mais encore les obsessions et, mélangeant les deux points de vue étiologique et clinique (contrairement à Kraepelin !), ils finissent par donner à leur folie maniaque-dépressive l’ampleur et la signification de la dégénérescence de Magnan. Bien plus, quelques-uns recommencent à faire des subdivisions. D’autres enfin en arrivent à trouver la folie maniaque-dépressive chaque fois qu’un aliéné, même infecté, s’agite ou est déprimé" (p. 660, note).
Comme il y a un siècle, le risque est aujourd’hui, en posant un diagnostic à partir d’un trouble isolé de l’humeur ou du comportement, de ressusciter sans le savoir, non pas la manie ou la lypémanie (mélancolie) d’Esquirol, mais ses monomanies affectives et instinctives (1838), qui eurent en leur temps un intérêt heuristique. Elles englobaient déjà sous la même dénomination des cas d’obsessions (la célèbre observation de Mlle F.), d’impulsions et d’ivresses, à côté de cas d’hypomanie et de cyclothymie.
J.-P. Falret avait justement décrit entre 1851 et 1854 la folie circulaire en se basant, non plus sur la perturbation d’une fonction psychique, mais sur l’ensemble de la symptomatologie et sur l’évolution au long cours. N’écrivait-il déjà pas cette phrase prophétique, il y a maintenant 150 ans : "La transformation de la manie en mélancolie, ou réciproquement, a lieu, dans quelques cas, d’une manière accidentelle, comme tous les auteurs l’ont noté dans tous les temps. Mais, pour constituer la folie circulaire, la dépression et l’excitation doivent se succéder pendant un long temps et se succèdent le plus souvent pendant toute la vie, d’une manière presque régulière, dans un ordre toujours le même, et avec un intervalle de raison ordinairement assez court relativement à la durée des accès" (1854). Nos contemporains seraient bien inspirés d’en revenir à la conception et aux limites tracées par cet illustre pionnier de la psychiatrie.
Ma défense face à cet article