La Structure des révolutions scientifiques - Partie 1

 

La Structure des révolutions scientifiques

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La Structure des révolutions scientifiques (The Structure of Scientific Revolutions) est un essai rédigé par le philosophe des sciences Thomas Kuhn. Paru en 1962, revu en 1970, l'ouvrage est considéré comme son œuvre majeure. Il y modélise notamment la science comme phénomène social et analyse les implications de cette approche, en s'appuyant sur de nombreux exemples tirés de l'Histoire des sciences. Les apports principaux de cet essai sont la révision des notions de paradigme et de révolution scientifique, avec l'établissement d'une distinction entre science normale et science extraordinaire, ainsi que la redéfinition de l'idée de progrès.

Kuhn présente l'évolution des idées scientifiques comme une dynamique discontinue dont le cours s'organise en deux grandes phases alternatives. Le contexte de recherche scientifique usuel est celui d'une science qualifiée de « normale » : un groupe scientifique, actif dans une spécialité donnée, adhère massivement à un paradigme qui par ses « accomplissements scientifiques passés »[1] et sa logique, fournit « le point de départ d'autres travaux. »[1] Durant cette phase qui constitue en durée l'essentiel de l'Histoire des sciences, la science est traditionnellement prédictive : l'objectif des scientifiques, influencés par une tradition normalisatrice, est de résoudre des énigmes cadrant de facto avec le paradigme.

Par opposition à cette science normale, Kuhn avance l'existence de phases ponctuelles qu'il qualifie de révolutions scientifiques et pendant lesquelles le régime scientifique est dit « extraordinaire » : face à des mises en échecs répétées du paradigme en place, certains scientifiques cherchent à construire et asseoir un nouveau paradigme en proposant de nouvelles théories. Celles-là doivent notamment apporter les éléments pour résoudre une ou plusieurs des énigmes à l'origine de la crise. À terme, un nouveau paradigme doit sortir vainqueur d'une confrontation de points de vue théoriques que Kuhn juge partiellement rationnelle : les opinions et choix des scientifiques sont pour lui tributaires de leurs expériences, de leurs croyances et de leurs visions du monde.

Pour Kuhn, qui se positionne par rapport aux idées de Karl Popper[2], un paradigme n'est pas rejeté dès qu'il est réfuté, mais seulement quand il peut être remplacé[3]. Il s'agit là d'un processus non trivial et qui prend du temps. Selon Kuhn, il ne faut pas omettre la dimension sociologique du processus de révolution scientifique. Pour appuyer son point de vue, il passe en revue l'Histoire des sciences, détaillant en particulier les cas de la mécanique newtonienne et de la naissance de la chimie moderne — il mentionne également la relativité générale, la tectonique des plaques, les théories de l'évolution.

Sommaire

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Contexte [modifier]

D'après Kuhn lui-même[4], les origines de cet essai remontent à 1947. Il est alors étudiant de troisième cycle à Harvard et travaille à sa thèse de physique, lorsqu'il lui est proposé de collaborer à un enseignement pour des étudiants non-scientifiques. C'est l'occasion pour Kuhn de réviser certaines de ces convictions sur la nature de la science. Enthousiaste, il abandonne ensuite la physique et se consacre à l'histoire puis à la philosophie des sciences. Il obtient une bourse de trois ans de la Society of Fellows de l'université de Harvard, une période de liberté intellectuelle déterminante. Il aborde alors la sociologie et la psychologie de la forme, en plus de la traditionnelle Histoire des sciences. Il cite comme premières influences Koyré, Piaget, Whorf entre autres, ainsi que nombre de ses collègues, tel Sutton. Kuhn écrit de nombreux articles et donne plusieurs conférences sur des thématiques précises, notamment autour de la naissance de la physique moderne au XVIIe siècle et après.

La dimension sociale des théories de Kuhn s'affirme nettement dans les années 1958-59, lorsqu'il rejoint le Centre de recherches supérieures sur les sciences du comportement. Dans cet environnement s'affine l'idée de paradigme, autant du fait des considérations tirées des sciences sociales que de l'activité des sociologues que Kuhn côtoie. La première version de l'essai The Structure of Scientific Revolutions est une monographie pour l'Encyclopedia of unified science, un contexte de publication qui impose à Kuhn des contraintes particulières. La première publication brochée et développée est l'œuvre des University of Chicago Press, en 1962. En 1969, Kuhn ajoute un postscriptum dans lequel il répond aux critiques formulées sur la première édition, puis le livre est réédité en 1970. Il le dédie à James B. Conant, directeur de Harvard en 1947, qui introduisit Kuhn à l'histoire des sciences. Il insiste sur les contributions décisives de Feyerabend, Nagel, Noyes et Heilbron.

Comme une illustration de son essai, Kuhn rédige La révolution copernicienne[5]. Dans The Road Since Structure[6], publié en 2002, onze essais rédigés par Kuhn après 1970 ainsi qu'une longue interview sont l'occasion pour lui de préciser et de corriger à nouveau les grandes notions développées dans La Structure des révolutions scientifiques.

Résumé et analyse [modifier]

Kuhn estime que le processus de développement de la science n’est pas fondamentalement cumulatif. Seule l'activité de recherche usuelle est décrite comme empirique : visant à résoudre des énigmes tirées d'un paradigme, elle amène les scientifiques à cumuler des données, à fournir des interprétations et à préciser leurs relations avec la théorie sous-jacente. Kuhn estime cependant que les grands changements affectant les théories ne relèvent pas d'un processus empirique, bien que la plupart des manuels d'enseignement et de vulgarisation présentent les choses ainsi à des fins pédagogiques. L'évolution des idées scientifiques est plutôt pour lui de l'ordre d'une reconstruction fréquente et complète de « règles du jeu » scientifique. Lorsque les modèles de pensée scientifiques sont mis à mal par des échecs répétés, tant dans le domaine expérimental que théorique, de nouvelles idées « révolutionnaires » émergent ; ces idées aboutiront à la mise en forme d'un nouveau cadre de pensée scientifique et à la création de nouveaux outils. La Structure des révolutions scientifiques poursuit l’objectif de définir le plexus de la dynamique scientifique, en insistant sur la structure des transformations que subit la science. Ce faisant, Kuhn est amené à redéfinir certaines des notions fondamentales qui régissent l’idée qu’on se fait de l’activité scientifique, notamment les concepts d'observation et de progrès.

Science normale [modifier]

L'établissement d'un paradigme [modifier]

Durant le stade primitif d’une science, différentes écoles s'intéressant à des problèmes communs s'opposent par leurs interprétations divergentes — souvent incompatibles — des faits de l'expérience. L'absence d'un cadre théorique faisant consensus ne permet pas un progrès général. Tout au plus, chacune des traditions représentées par les écoles concurrentes évolue en précisant ses axiomes, mais elle n'en demeure pas moins isolée, car elle « remet constamment en question les fondements même des travaux des autres », si bien que « les preuves de progrès, sauf à l'intérieur même des écoles, sont très difficiles à trouver. »[7]

Cette constatation explique et justifie à la fois selon Kuhn le concept de paradigme[8]. Sans donner une définition fixée, il en précise les qualités nécessaires et suffisantes : pour constituer un paradigme, un ensemble cohérent regroupant « des lois, des théories, des applications et des dispositifs expérimentaux » doit fournir « des modèles qui donnent naissance à des traditions particulières de recherche. »[9] Par rapport à l'idée de traditions concurrentes des proto-sciences, l'existence d'un paradigme suppose l'absence d'opposition sur des points fondamentaux avec les autres hommes intéressés par un même sujet d'étude. Somme toute, le passage d'une pré-science éclatée à une « science adulte » équivaut à l'émergence d'une première théorie unificatrice, c'est-à-dire d'un modèle accepté comme cadre de travail commun parce que tous partagent une vision du monde commune.

Cependant, Kuhn ne dénie pas la possibilité d'une coexistence de plusieurs paradigmes pour une discipline donnée, coexistence qui renvoie de fait à l'état de désunion des pré-sciences. Il donne l'exemple de l'apport de Newton en optique : constatant qu'« à aucun moment, de la haute Antiquité à la fin du XVIIe siècle, il n'y a eu de théorie unique généralement acceptée », il juge l'acceptation généralisée des travaux de Newton comme le signe du « premier paradigme presque uniformément accepté »[10]. Ainsi, c'est surtout l'absence de méthodes et de problèmes standards dans ce qui constitue virtuellement une discipline qui est à l'origine de l'éclatement en écoles pré-scientifiques concurrente. À un stade plus avancé, plusieurs écoles concurrentes peuvent subsister, mais chacune d'entre elles est maintenant en mesure de proposer des standards différents. Les différents modèles sont désormais des paradigmes à part entière, à la fois générateur d'un consensus et porteur d'une cohérence proprement scientifique.

La capacité à établir un consensus n'est donc pas l'unique caractéristique du paradigme : il ne doit pas uniquement être rassembleur. Kuhn souligne en effet qu'à un moment ou un autre, les « divergences initiales disparaissent ensuite largement » et souvent au profit « de l'une des écoles antérieures au paradigme. »[11] L'autre dimension essentielle du paradigme au sens kuhnien du terme est sa capacité suggestive et normative pour l'activité scientifique. Non seulement l'homme de science est guidé dans le choix des expérimentations essentielles à réaliser, mais « il n'a plus besoin, dans ses travaux majeurs, de tout édifier en partant des premiers principes et en justifiant l'usage de chaque nouveau concept introduit. »[12] Lorsqu'un tel paradigme est mis en œuvre — et c'est sa raison d'être — Kuhn parle de science normale.

L'activité scientifique « normale » [modifier]

Dans sa première version, le paradigme est cependant très limité dans son application. Le principal objectif de l’activité scientifique qui suit son apparition est d’étendre cette première version en améliorant la connaissance des faits et leur corrélation aux prédictions théoriques. Cette activité scientifique limite le champ de vision du scientifique en concentrant son attention sur des problèmes visant exclusivement à augmenter la précision du paradigme. La science normale désigne plus précisément « la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisants pour fournir le point de départ d’autres travaux. »[1] Ces restrictions de l’activité scientifique sont cependant indispensables au développement empirique de la science, car elles forcent le scientifique à étudier très précisément un domaine particulier de la nature. Il s'agit bien là « d’augmenter la portée et la précision de l’application des paradigmes »[13]. Qui plus est, si le paradigme établit une tendance spéculative, donne des directions de recherche et suggère des méthodes pour l'expérimentation et le développement de techniques, c'est bien que dans un sens, « tout reste à faire. » Kuhn résume cela en écrivant que « le succès d'un paradigme est en grande partie au départ une promesse de succès [...]. La science normale consiste à réaliser cette promesse », si bien que « c'est à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant toute leur carrière. »[14]

Les problèmes que résout la science normale sont à la fois théoriques et expérimentaux. Au niveau expérimental, ils sont de trois types. Premièrement, il y a l’observation essentielle de faits « dont le paradigme à montré qu'ils révèlent particulièrement bien la nature des choses »[15] et qui constituent les piliers quantitatifs de la science normale. Deuxièmement, Kuhn cite l’observation de faits plus ou moins importants mais qui ont le mérite d'être facilement comparables à la théorie du paradigme (théorie-paradigme), preuves qui tendent à en préciser la nature et à en justifier la pertinence. Cette classe de faits est restreinte, car la corrélation entre observations et théorie ne se fait pas en général sans peine. L'établissement de tels faits peut constituer un argument important en faveur d'une théorie proposée comme nouveau paradigme dans un épisode de crise scientifique[16]. Troisièmement enfin, on trouve les travaux purement empiriques visant à préciser la théorie-paradigme en l’épurant de ses ambigüités de jeunesse. La détermination de constantes universelles et de lois quantitatives sont de cet ordre. Au niveau théorique, la science normale se préoccupe, outre des prédictions classiques et de la création de sous-théories directement vérifiables expérimentalement, de préciser le paradigme voire de le reformuler, sans en changer l'essence. Kuhn cite l'exemple des travaux des mathématiciens physiciens du XIXe siècle ayant cherché à reformuler la théorie mécanique héritée de Newton[17]. Il s’agit donc là cette fois d’une activité qualitative.

Les déterminants paradigmatiques [modifier]

Cette structure de l’activité de la science normale met en évidence un point commun à tous les problèmes résolus par celle-ci : ils ne cherchent pas à « créer » du nouveau. Ainsi que l'écrit Kuhn, « même le projet de recherche qui vise à élaborer le paradigme n'a pas pour but de découvrir une nouveauté inattendue. »[18] En écartant les problèmes qui ne se posent pas en termes compatibles avec le paradigme, la science normale garantit l’existence — mais pas forcément la découverte — d’une solution et permet souvent de donner une prédiction précise des résultats, puisque la théorie-paradigme est à la source du genre de problèmes acceptables. L’objectif des scientifiques en résolvant ces problèmes est de déterminer une méthode permettant d’atteindre les prédictions, ce qui passe notamment par la conception de machines et de techniques nouvelles[19]. Kuhn qualifie ces problèmes d’énigmes, en ce sens qu’ils permettent aux scientifiques de montrer leur habilité et leur ingéniosité. La résolution de ces énigmes est cadrée par le paradigme qui les propose : les scientifiques respectent des critères d'ordre théoriques, méthodologiques et techniques qui s'organisent en règles plus ou moins explicites. Elles couvrent de ce fait le type d’instrumentation utilisé et les niveaux de solutions acceptables. À un niveau plus élevé, elles rappellent implicitement à l'homme de science la nature de sa conception paradigmatique du monde.

Par contre, les « règles du jeu » pas plus que le paradigme ne donnent d'indice quant à l'importance relative des énigmes accessibles au scientifique. Le choix des sujets de recherche lui incombe. Pour Kuhn, l'élément le plus important dans la détermination des énigmes à traiter est que celles-ci doivent donner au scientifique « la conviction que, si seulement il est assez habile, il réussira à résoudre une énigme que personne encore n'a résolue, ou résolue aussi bien. »[20] Par ailleurs, Kuhn estime que « dans aucun autre groupe professionnel le travail créateur individuel n'est aussi exclusivement adressé aux autres membres de la profession et jugé par eux. »[21] Le fait que les scientifiques travaillant au sein d'une école de pensée, soient libres de choisir parmi les problèmes acceptables ; que ces problèmes soient assurés d'avoir une solution et constituent à ce titre des énigmes ; et que la pertinence du travail accompli pour les résoudre soit jugé par les autres spécialistes du domaine, ne remet pas en cause le caractère scientifique des recherches entreprises. En effet, Kuhn estime que ce qui détermine la nature de l'activité scientifique n'est pas les règles qui « dérivent des paradigme », pas plus que les « hypothèses ou [les] points de vue communs »[22], mais bien les paradigmes eux-mêmes. Au niveau le plus général, le scientifique est lié à une tradition paradigmatique, qu'il hérite de son apprentissage. Des manuels et un enseignement synthétiques lui ont fourni un ensemble d’énigmes déjà résolues et de théories unifiées, qui jouent tout au long de sa carrière le rôle de modèle. Il s'agit là d'une dimension essentielle de la science normale, puisque Kuhn estime également que toutes les sources autorisées récapitulant les bases d'un paradigme ne sont pas tenues de retracer « avec exactitude la manière dont [elles] ont d'abord été reconnues, puis adoptées par les membres de la profession. »[23] Le chercheur n'est donc pas nécessairement conscient des transformations conceptuelles fondamentales ayant abouti au paradigme qui est le sien.

Le point de vue de Kuhn est que les paradigmes témoignent d'un développement des idées scientifiques par rupture, c'est-à-dire par remplacement et non par développement empirique.

Crise scientifique [modifier]

L'anomalie, prélude de la découverte [modifier]

Comme le note Kuhn, la définition de la science normale n'intègre pas un élément habituellement associé à l'activité scientifique : l'élaboration de nouvelles grandes théories. Des ajustements théoriques du paradigme sont possibles, et l'Histoire des sciences offre de nombreux exemples — mais il ne s'agit jamais que d'ajustements. Les grands changements conceptuels sont à la fois plus rares et plus complets que de simples modifications, et surtout, ils sont détachés du régime normal de la science. Ils apportent selon Kuhn une rupture complète. S'il est admis que « la science normale ne se propose pas de découvrir des nouveautés, ni en matière de théorie, ni en ce qui concerne les faits »[24], comment l'évolution des idées scientifiques est-elle alors possible ? Pour Kuhn, le mécanisme essentiel de transformation de la science est précisément l’échec de son régime normal. Lorsque l'activité de recherche peine à résoudre une énigme, les scientifiques font face à une découverte potentielle, au sens noble du terme — et pour commencer, à de l'inattendu. « La découverte commence avec la conscience d'une anomalie, c'est-à-dire l'impression que la nature, d'une manière ou d'une autre, contredit les résultats attendus dans le cadre du paradigme qui gouverne la science normale. »[25]

Le fait que la nouveauté surgisse ainsi de l'activité routinière de la science normale permet de préciser la différence entre le paradigme et la notion de vérité. En réalisant des expérimentations et des recherches théoriques encadrées par des règles, tous ces éléments étant issus d'un paradigme, le scientifique aborde la connaissance du monde par une voie qu'il espère et croit être la plus précise possible. Mais cette foi, selon le terme même de Kuhn, ne garantit pas que le paradigme soit intrinsèquement vrai. Le point de vue de Kuhn est que toute théorie-paradigme n'est jamais entièrement exacte et qu'elle porte en elle « la voie de son propre changement. »[26] L'existence d'anomalies potentielles et leur apparition récurrente au cours de l'Histoire en témoigne. Elles n'existent que « parce qu'aucun paradigme accepté comme base de la recherche scientifique ne résout jamais complètement tous ces problèmes. »[27]

Ces anomalies peuvent être dues au hasard, comme c’est le cas de la découverte des rayons X ; elles peuvent découler d’un changement de méthode d’expérimentation, comme pour l’oxygène ; ou encore être le fruit d’une théorie non paradigmatique, comme la découverte de la bouteille de Leyde. Quel que soit le contexte d'apparition, on observe la même réaction générale du monde scientifique : un changement dans la considération des modèles offerts par le paradigme. Certains, notamment, se mettront à douter de sa validité. Ce changement de considération n’est cependant pas un événement simple qui viendrait s’accumuler à une série de changements subis par le paradigme depuis son apparition. Il s’agit, au contraire, d’un processus complexe qui nécessite d’abord l’acceptation par le groupe de scientifiques concerné que la nature s'éloigne du paradigme et de la prédiction.

Explorations du domaine de l'anomalie [modifier]

L'apparition d'une anomalie dans le champ scientifique est donc à l'origine d'efforts théoriques d'un genre nouveau. Contrairement aux ajustements habituels du régime normal, ces travaux sont essentiellement spéculatifs et imprécis, car ils s'éloignent du paradigme mis en échec et cherchent bien à inventer de nouvelles règles. L’invention de nouvelles théories constitue donc l’autre source de changements majeurs dans les phases de crise scientifique, au coté de l'apparition d'éléments expérimentaux inattendus. Les exemples confirmant que l’état de crise est une condition nécessaire à l'apparition de nouvelles théories sont nombreux. Kuhn s'appuie surtout sur l'émergence de la théorie copernicienne, qui permit de déterminer avec une précision inégalée en son temps la position variable des planètes et des étoiles — un problème auquel se heurtaient depuis longtemps, mais sans succès, les praticiens de la théorie de Ptolémée. Un autre bon exemple selon Kuhn est l'évolution des idées autour du phlogistique, de Lavoisier à Scheele. Il note par ailleurs qu'en plus du simple constat d'échec pratique, des éléments externes au domaine scientifique peuvent jouer : pression sociale pour obtenir des prédictions plus précises, critique métaphysique issue d'un contexte philosophique renouvelé, etc.[28]

Évidemment, les différents changements qui prennent place pendant une crise ne sont pas instantanés et encore moins triviaux. La « conscience antérieure d'une anomalie, l'émergence graduelle de sa reconnaissance, sur le plan simultanément de l'observation et des concepts »[29] s'accompagnent de résistances que Kuhn attribue notamment à la psychologie humaine. Parce que les scientifiques sont des hommes, et parce que la professionnalisation, l'expertise et l'expérience justifient « la certitude [du scientifique] que l'ancien paradigme parviendra à résoudre tous ses problèmes, que l'on pourra faire entrer la nature dans la boîte fournie par le paradigme »[30], la résistance au changement conceptuel n'est pas surprenante. Pour Kuhn, elle a même un rôle positif. « En empêchant que le paradigme soit trop facilement renversé, [elle] garantit que les scientifiques ne seront pas dérangés sans raison et que les anomalies qui aboutissent au changement de paradigme pénétreront intégralement les connaissances existantes. »[26]

L’état de crise peut être plus ou moins important en fonction de la nature de l’anomalie et de l’écart entre celle-ci et les prédictions offertes par l'application du paradigme en place. Il arrive même que des écarts aux paradigmes ne soient pas relevés comme des anomalies importantes. Kuhn cite l'exemple des questionnements relatifs à l'éther. Si l'idée d'un espace relatif avait déjà été avancée par plusieurs philosophes naturalistes du XVIIe siècle comme une critique très claire de l'espace newtonien absolu, le fait que ces vues n'aient pas été reliées à des faits tangibles d'observation n'a pas aboutit à une prise de conscience d'une anomalie quelconque jusqu'à la fin du XIXe siècle. C'est seulement « avec l'acceptation de la théorie électromagnétique de Maxwell, que la situation changea »[31], car alors cette question de la nature de l'espace devenait centrale. Aussi Kuhn remarque t-il que, « bien que ce ne soit peut-être pas aussi typique, [...] les problèmes qui se sont trouvés à l'origine de l'échec étaient tous d'un type connu depuis longtemps. »[32]

Ainsi, certaines anomalies sont totalement surprenantes pour les scientifiques, tandis que d'autres surgissent plus simplement mais de façon moins évidente d'un contexte théorique qui s'est trouvé modifié. Dans ce second cas, il arrive bien souvent que la solution du problème ait déjà été entrevue à une époque où il n'y avait pas de crise, c'est-à-dire par anticipation. La mise à l'écart de ces vues spéculatives se comprend bien en les replaçant dans un contexte de science normale : en l'absence de crise, les anticipations ne trouvent pas « une audience suffisante » car elles n'ont « aucun lien avec un point névralgique de la science normale. »[33]

« Renouveler les outils » scientifiques [modifier]

Dans tous les cas, la crise bien établie voit le développement de théories concurrentes qui, bientôt, s'affronteront au titre de nouveau paradigme. Comme la science normale possède une structure rigide, les nouveautés sont largement mises en valeur. Cependant, de par leur nature même qui fait qu'elles ne se laissent pas résoudre au paradigme en place, leur étude est largement compliquée par rapport aux énigmes classiques — en un sens, elles sont pour un temps en-dehors du jeu scientifique classique. C'est pourquoi l'activité scientifique elle-même doit se transformer, afin d'être en mesure d'absorber ces éléments de mise en échec. Après avoir été frappé par l'existence d'un phénomène inexpliqué et manifestement inexplicable, malgré des efforts prolongés, l'homme de science doit modifier plus ou moins radicalement sa vision du monde. À cette seule condition, il sera possible de faire en sorte que le « phénomène anormal devienne phénomène attendu. »[25] Cela équivaut à changer de paradigme. Kuhn se propose de montrer la façon dont le processus général dit de révolution scientifique modélise ces ruptures conceptuelles.

Révolution scientifique et incommensurabilité [modifier]



02/05/2008
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