Les aventures de la mauvaise conscience

 

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Les aventures de la mauvaise conscience

Décryptage de la mauvaise conscience et de la culpabilité avec Michel Lacroix, philosophe et écrivain. Il est aussi maître de conférence à l’université d’Evry-Val-d’Essonne. Il a publié “Le Développement personnel” et “Le Culte de l’émotion” (Flammarion, 2000 et 2001).

Michel Lacroix

Au cours des trois dernières décennies, le sentiment de la faute a connu des variations d’intensité, qui s’inscrivent dans une histoire en trois actes.

Premier acte : Mai 68 ouvre joyeusement une ère sans culpabilité

La désaliénation bat son plein. La vie sexuelle s’affranchit des interdits. A l’école, on ne montre plus les "mauvais élèves" d’un doigt accusateur. A l’église, finis la peur de l’enfer, la confession, le rachat des fautes.

Cette libération fut le résultat de deux mouvements conjoints. D’une part, une revendication sociopolitique, qui se traduisit par la permissivité. D’autre part, un progrès de la réflexion psychologique, symbolisé par la notion d’épanouissement personnel. Au cours des années 70, la psychologie entreprit de dénoncer les sentiments négatifs – honte, regret, remords – qui rongent l’intériorité. Elle montra que, au sein de sa famille, l’enfant est souvent ligoté aux images parentales par les liens morbides de fautes imaginaires. Elle mit au jour la fonction perverse de la culpabilisation, un des moyens les plus efficaces du harcèlement moral.

Dès lors, son message aboutissait à la proposition suivante : pour restaurer l’harmonie avec autrui et avec soi-même, il faut se libérer de la culpabilité. Mais les obstacles ne tardèrent pas à surgir.

Et le deuxième acte commença

Dès les années 80, les conséquences de la déculpabilisation devinrent visibles. A Dostoïevski qui disait : « Nous sommes tous coupables de tout devant tous », la société issue de Mai 68 semblait rétorquer : « Plus personne n’est responsable de rien. »

Résultat : devant les juges qui les admonestent, certains délinquants n’ont plus l’ombre d’un regret : « J’ai brûlé sa voiture pour lui donner une leçon. » « Je l’ai poignardé parce qu’il l’avait cherché. » (Ces jeunes prétendent qu’on ne leur a jamais parlé du bien et du mal, mais ne jouent-ils pas les naïfs ?) On avait espéré que la déculpabilisation susciterait l’harmonie entre les individus, et l’on a récolté l’indifférence, l’absence d’égards, la violence.

De multiples signes indiquent que le rideau s’ouvre maintenant sur le troisième acte. Les années 2000 s’annoncent comme le grand retour de l’interdit. De quoi donner raison rétrospectivement au philosophe Vladimir Jankélévitch, qui attachait du prix à la « mauvaise conscience ». Les psychanalystes sont de plus en plus nombreux à rappeler cette donnée anthropologique fondamentale : le processus de la socialisation est inséparable de la loi, donc de la faute.

De son côté, la tradition de la civilité, que l’on redécouvre, plaide en faveur d’une présence de la culpabilité dans les relations humaines. Car bien des règles de politesse ne sont rien d’autre que l’expression d’une délicate inquiétude morale. « L’humanisme commence par la formule “Après vous, Monsieur” », écrivait le philosophe Emmanuel Lévinas. Paraphrasant l’auteur de “Totalité et Infini” (LGF, 1990), on pourrait dire : « Le respect de l’humanité commence par “Excusez-moi”. » Ces mots banals sont le sésame ouvre-toi de la vie civilisée, tout simplement parce qu’ils sont lestés de culpabilité.

Alors, on revient à la case départ ?

Pas tout à fait. En Mai 68, on avait aboli la Loi sans discernement. Gardons-nous aujourd’hui de commettre l’excès inverse.

Tel sera donc le défi de demain : comment réinjecter dans le tissu social une dose suffisante de culpabilité, sans réveiller les fantasmes pathogènes de fautes irréelles ?

 



05/06/2013
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