Les boucs émissaires selon René Girard

 

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Les boucs émissaires selon René Girard

14 février 2005
 
Tout le monde connaît le mécanisme du « bouc émissaire » qui consiste à accuser un individu ou un groupe minoritaire d’être à l’origine des maux dont peut souffrir la société dans son ensemble. A priori, tout le monde s’accorde à dire que c’est dangereux et injuste mais le mécanisme ne cesse de se reproduire en changeant de forme et de victime. Aurait-il une fonction régulatrice si primordiale que les communautés ne puissent pas s’en passer ?

Tout le monde connaît le mécanisme du « bouc émissaire » qui consiste à accuser un individu ou un groupe minoritaire d’être à l’origine des maux dont peut souffrir la société dans son ensemble. A priori, tout le monde s’accorde à dire que c’est dangereux et injuste mais le mécanisme ne cesse de se reproduire en changeant de forme et de victime. Aurait-il une fonction régulatrice si primordiale que les communautés ne puissent pas s’en passer ?

Pour René Girard [1], au commencement de toute société, il y a la violence. Pour lui, cette violence est fondée sur le désir mimétique, c’est à dire l’imitation : nous ne désirons que ce que l’autre désire. Girard explique notamment que le moteur des choix que nous faisons dans le cadre de la société de consommation est ce besoin d’imitation qui nous désigne ce que nous devons désirer ou non. La globalisation amplifiant bien évidemment ce phénomène. Ce désir mimétique serait à l’origine d’un cycle infernal produit par l’escalade du désir concentré sur un même objet causant un antagonisme contagieux et délétère. En outre, le mimétisme questionne la singularité des êtres et peut déstabiliser quelque peu la construction identitaire.

Par ailleurs, Girard explique que l’ordre social est fondé sur la différence, à chacun sa place, sa fonction. Le désir mimétique met à mal cet ordre social : lorsqu’un certain seuil d’indifférenciation est atteint, il conduit à la violence et menace de détruire le groupe, la société. Pour l’auteur, la société moderne vit une crise d’indifférenciation généralisée : fin de la différence entre les peuples, les classes, les rôles, les sexes... La question fondamentale qui se présente donc à toute société est de canaliser le désir mimétique et la violence qu’il entraîne. C’est la que le bouc émissaire va jouer son rôle. Il va permettre de transformer cette violence auto-destructrice de « tous contre tous » en une violence de « tous contre un » fondatrice d’un nouvel ordre et d’une paix sociale. Le sacrifice du bouc émissaire va arrêter la crise.

L’idée de sacrifice implique qu’il y ait un minimum de ritualisation de l’acte. Il ne s’agit pas d’une violence barbare et chaotique mais d’une violence qui revêt un caractère à la fois ponctuel et légal. Cette violence doit paraître légitime à la majorité de la communauté pour qu’elle produise son effet de catharsis des pulsions agressives. Dans nos sociétés modernes, ce sont les règles normatives et l’institution judiciaire qui vont être le moyen le plus efficace de légitimation de cette violence : si c’est la loi, cela doit certainement être juste... La fonction de cette ritualisation de la violence est la reconduction des règles de différenciation.

Afin d’expulser cette violence intestine, le bouc émissaire doit correspondre à certains critères. Premièrement, il faut que la victime soit à la fois assez distante du groupe pour pouvoir être sacrifiée sans que chacun ne se sente visé par cette brutalité et en même temps assez proche pour qu’un lien cathartique puisse s’établir (on ne peut expulser que le mal qui est en nous...). Aussi, le véritable bouc émissaire de la tradition hébraïque est à la fois différent par sa qualité d’animal et semblable par son caractère domestiqué. Deuxièmement, il faut que le groupe ignore que la victime est innocente sous peine de neutraliser les effets du processus. Troisièmement, le bouc émissaire présente souvent des qualités extrêmes : richesse ou pauvreté, beauté ou laideur, vice ou vertu, force ou faiblesse. Enfin, la victime doit être en partie consentante afin de transformer le délire de persécution en vérité consensuelle.

Au cours de l’Histoire des hommes, les exemples ne manquent pas d’atrocités qui furent perpétrées selon le processus décrit ci-avant, un des paroxysmes étant ce que l’on a appelé la Shoah. L’Allemagne nazie s’est notamment construite sur l’idée que toutes les souffrances que son peuple devait endurer depuis la fin de la première guerre mondiale étaient dues à un complot planétaire dont les Juifs étaient les principaux instigateurs. Dans l’entre deux guerres, l’Allemagne est le théâtre d’une crise économique grave, de tensions sociales exacerbées et de débordements de violence qui mènent le pays au bord de la guerre civile. Dans ce contexte, cette violence intestine va être redirigée vers des boucs émissaires tels que les homosexuels, les communistes, les Tsiganes et vers les Juifs. Ainsi, ces derniers sont à la fois pareils (Allemands, Polonais, Hongrois, Français,...) et différents de par leur judaïté, la propagande nazie leur attribue des qualités extrêmes telles que la cupidité et la malignité (les opposant ainsi à la prétendue race aryenne supérieure), cette même propagande conforte la population allemande dans l’idée que les Juifs ne peuvent par définition pas être innocents. Quant au consentement partiel des victimes, cette condition ne joue pas quand on atteint un tel degré d’horreur et de barbarie indicibles : un génocide. Ici, la violence est légitimée par un racisme d’Etat : violence encadrée, méthodique, industrielle. Le mécanisme du bouc émissaire est au cœur de la déshumanisation.

Le cas de la Shoah, par son extrême « exemplarité », nous avertit des dangers du racisme, de la haine et des dynamiques qu’ils engendrent. Mais le risque existe de considérer que c’est une histoire tellement atroce qu’elle nous paraît venir d’une époque désormais révolue et qui ne nous concerne plus directement. Or, si l’époque est bel et bien différente, les processus de désignation du « coupable » semblent être, toutes proportions gardées, les mêmes.

En effet, plusieurs événements socialement acceptés à notre époque semblent avoir la même « architecture ». En Belgique, la politique d’immigration qui autorise les centres fermés et les expulsions est assez édifiante en la matière. Ainsi, quel peut être l’intérêt pour l’Etat belge d’investir des moyens financiers disproportionnés pour l’expulsion manu-militari d’étrangers frappés d’un ordre de quitter le territoire ? Pour répondre à cette interrogation, il est intéressant d’utiliser la grille de lecture fournie par Girard. Dans un contexte que crise d’indifférenciation généralisée, l’expulsion de l’étranger « illégal » semble d’abord avoir une portée symbolique. En effet, tant que les richesses mondiales seront réparties aussi inégalement qu’aujourd’hui, l’immigration sera un fait que les expulsions ne pourront que ralentir. Faute de pouvoir stopper l’immigration, ces mesures d’ « éloignement du territoire » ont pour principale conséquence d’aboutir à une certaine criminalisation de l’étranger. Les immigrés perdent leur qualité d’Homme pour devenir des « illégaux », comme s’ils étaient intrinsèquement hors-la-loi...foncièrement différents... Ceci répond donc au besoin de différentiation exprimé par Girard. Il semblerait donc intolérable que tout le monde puisse avoir les même droits. Quel serait encore la raison d’être d’un état-nation si tous les étrangers qui vivent sur son territoire ont les mêmes droits que les nationaux ? La communauté « belge » n’aurait plus de raison d’être.

Ainsi, le racisme et la discrimination interviennent quand l’intégration est achevée ou est en cours. C’est quand il y a plus de ressemblances que de différences que ces dernières sont mises en exergue, notamment par le racisme. Dans une société « multiculturelle » où l’identité nationale est en crise (en recomposition), la fonction de l’expulsion de l’étranger serait d’envoyer un message apaisant : « Oui, il existe encore des différences, un dedans et un dehors ». L’illégal expulsé serait alors rédempteur d’une société désireuse de racheter sa faute : avoir mis l’ « homogénéité » du groupe en péril par le fait migratoire. La « double peine » a la même fonction : une peine de prison pour la faute individuelle et une expulsion pour que la société se dédouane totalement. Ici, l’effet cathartique est d’autant plus fort si l’étranger est né en Belgique où y vit depuis longtemps : à la fois proche et différent, certainement coupable puisque condamné, le renvoyer dans son « pays d’origine » c’est apaiser les tensions internes de la société en affirmant qu’il n’« était pas des nôtres ». Enfin, dans cette même optique, on pourrait également affirmer que les jeunes filles exclues de leur école parce qu’elles portent un foulard islamique sont les boucs émissaires d’un système scolaire défaillant et générateur de violence qui refuse de se remettre en question.

En conclusion, il semble clair que notre société a tendance à apaiser ses tensions internes en jetant l’anathème sur des boucs-émissaires désignés. Les immigrés, leurs descendants et les étrangers sont les figures classiques et idéales du bouc émissaire. Ces mécanismes de désignation du coupable ont comme inévitable corollaire le développement des racismes interpersonnel et institutionnel. L’Histoire nous a montré à maint reprises combien ce processus est pervers et dangereux. Il peut entraîner les hommes dans une spirale de violence ô combien mortifère. Cela est très inquiétant si l’on considère que Girard semble affirmer que c’est un mécanisme « normal » de résolution des tensions, que les sociétés ont depuis toujours fonctionné de la sorte. Dès lors, il est délicat de répondre à la question de départ : « Les communautés peuvent-elles s’en passer ? ». Malheureusement, cette inquiétante interrogation reste en suspend. Toutefois, une lueur d’espoir pointe sur le constat plutôt pessimiste : pour Girard, une dernière condition pour que le mécanisme du bouc émissaire fonctionne est qu’il doit rester caché. Dès lors, pour lutter contre ce procédé injuste et le racisme qui en découle, il est du devoir de toute personne conscientisée de les dénoncer, de faire la lumière sur les falsifications de la vérité, de combattre toute forme de haine et de stigmatisation sous peine de voir la barbarie marquer à nouveau l’Histoire humaine de son empreinte !

[1] René GIRARD : philosophe, archiviste, paléographe, professeur de littérature française. A notamment écrit : « La violence et le sacré », Grasset, 1972, Paris et « Le bouc émissaire », Grasset, 1982, Paris. Toutes les informations à propos de René Girard et son œuvre sont issues des articles publiés sur les pages web suivantes :
-   http://www.philo5.com/Les%20vrais%20penseurs/24%20-%20Rene%20Girard.htm
-   http://www.philophil.com/dissertation/autrui/1_bouc_emissaire.htm
-   http://home.nordnet.fr/ jpkornobis/Girard/frontiere1a.html
-   http://home.nordnet.fr/ jpkornobis/Girard/TextesGirard1.htm
-   http://polaristo.com/jfpelletier/doctorat/047.htm ainsi que de l’article : « Le bouc émissaire », Marie-Claude Lavallée in Vies à vies, volume 13, numéro 4, Mars 2001, Université de Montréal, Québec.




  • > Les boucs émissaires selon René Girard
    21 juillet 2006, par fred

    l’analyse de Girard est intéressante mais elle est loin d’être suffisante. Si je désire toujours ce que désire l’autre, nous nous battrions tous pour la même voiture ou les mêmes fringues, or il y a un effet d’imitation qui a priori est trés bien supporté et des dérivatifs qui me font utiliser d’autres modéles. Il y a donc chez Girard une confusion entre l’objet du désir et le besoin qu’il permet de satisfaire et l’expression de ce désir. Si j’écoutais ce cher Girard, je ne mangerai que lorsque l’autre aurait faim.

    Concernant le racisme hitlérien, il est le fruit du contexte. Je rappelle tout de même que la crise de 1929 fut une crise mondiale, que l’antisémitisme était fortement développé partout, y compris en U.R.S.S et aux Etats-Unis, que les totalitarismes étaient "à la mode" (espagne, italie, URSS, pays d’europe centrale...), sans parler de la défaite de 1914 et du rôle de la grande bourgeoisie allemande qui s’est pris pour le docteur frankestein. On pourrait y voir un effet de désir mimétique de l’allemagne, désirant peut-être ce que veux l’autre mais c’est un peu juste, non ? La spécificité du fascisme hitlérien, c’est son racisme idéologique et pathologique qui fait du juif et de l’associal ce mal a expurgé. En cela, votre analyse sur le bouc émissaire est trés juste mais encore une fois n’est pas suffisante. L’idéologie nazie s’inscrit dans une vision totale, tout découle de la théorie des races mais celle-ci vise à créer de nouvelles injonctions morales. On est loin de la simple catharsis.

    C’est là où le bât blesse avec Girard. sa théorie met de côté la possibilité pour les êtres humains de dépasser ces désirs par des rites, des tabous, des injonctions morales et surtout par la culture. Votre analyse binaire entre victime et bourreau revoi à la mythologie marxiste qui divise le monde entre ces deux pérpétuelles catégories. Forcément l’expulsion d’étranger est une démarche raciste. L’illégalité n’est en soi pas répréhensible (pourquoi pénaliser le crime alors ?), comme fustiger des filles portant le voile. Mais réduire les jeunes filles issues de l’immigration musulmane à cette "chosification" que sous-entend le port de voile ne semble pas vous choquer. Belle leçon d’humanisme. A moins que l’alibi culturel ne soit qu’une manière de se différencier de ces gens-là, de les cantonner à leur "culture", réduisant l’islam à sa caricature. Mais dites-moi, cela ne s’appelle pas du racisme ça ?

    Le problème comme toujours depuis le début de l’humanité est moral, avant tout, c’est à dire raisonnable. Il n’y a pas de solution technique toute faite, de lecture parfaite, de système déterminant. Il y a vous et moi et la complexité du monde.

    • > Les boucs émissaires selon René Girard
      10 mars 2007

      A l’auteur du message précédent : Il faudrait lire Girard dans le texte avant de se permettre de le corriger. Votre texte est bourré de méprises théoriques. Si j’écoutais Girard je ne mangerai(s) que lorsque l’autre aurait faim : Girard fait pourtant explicitement la distinction entre besoins et désirs dans ses textes. Lire superficiellement Girard ou le lire à travers le compte rendu d’un tiers c’est le croire simpliste. Le lire en profondeur et c’est une complexité et une profondeur abyssale qui se déploient.

      Pour des conférences videos de Girard : http://skandalon.blogspot.com/

    • > Les boucs émissaires selon René Girard
      21 mars 2007, par carla
      j apprecie beaucoup votre vision globale et decloisonnee du monde. vous avez acces a un monde spirituel qui malheureusement ne figure pas ds la theorie de girard !
  • > Les boucs émissaires selon René Girard
    9 février 2006, par Nico5

    Je suis assez sensible à ce phénomène de bouc-émissaire, et j’ai une petite théorie concernant le racisme.

    Le racisme s’applique aux communautés immigrées qui n’ont pas encore été "intégrées" dans la société. Ou plutôt, les "communautés" qui sont encore dans un état de relative pauvreté (en tout cas pas riches). D’ailleurs, les "communautés" d’une nationalité/origine qui ont des moyens financiers assez larges ne sont pas discriminées.

    Là-dessus, je me pose la question : est-ce que, par exemple, la "communauté" arabe, ou une partie représentative de celle-ci, en Belgique, à Bruxelles, ne constituerait pas une nouvelle forme de prolétariat ?

    Ce racisme ne serait-il pas une forme de rejet de la pauvreté, preuve accablante que le néo-libéralisme a besoin d’un prolétariat pour se développer ? Est-ce que la violence envers ce prolétariat ne serait pas une nouvelle forme de lutte des classes ? Est-ce que nous ne nous cacherions pas la vérité sur cette situation économique, en la situant dans un cadre socio-culturel ?

  • > Les boucs émissaires selon René Girard
    24 avril 2005, par Y.ob.

    Superbe ! merci pour cette explication !

    j’aimerais bien que l’école nous enseigne comme ça en Humanités...

    • > Les boucs émissaires selon René Girard
      22 septembre 2005, par clem
      René Girard, hummmmmmmm, merci pour ces explications car jai un commentaire de texte a faire sur le mimetisme et le bouc émissaire. Sujet tres interessant !
    • > Les boucs émissaires selon René Girard
      18 février 2007
      Allez à La faculté !!


02/05/2008
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