LES OMBRES
LES OMBRES
J'avais presque envie de tirer les lourds rideaux du salon obscur
pour ne plus entendre les rafales de vent et de neige dont le bruit
parvenait par les vitres gelées.
Je rechargeais rapidement le feu en souhaitant qu'il s'alimente seul,
parceque je n'avais plus envie de faire aucun effort. J'avais seulement
envie de m'enfoncer dans le creux du large fauteuil de cuir face à la
cheminée brulante, envie de m'enfoncer dans l'obscurité de la pièce,
pelotonnée dans mes habits si légers. Pour défier le vide, pour
l'oublier, et ne plus penser qu'au silence que j'essayais d'imposer
à moi meme.
Et les flammes du feu qui venaient lécher les buches devenaient
chacune une pensée, qui était aussitot remplacée par une autre,
sans que je puisse donner d'ordres à ma conscience.
La tempete du dehors avait balayé ma raison, meme si j'étais
abrité, en sécurité dans cet havre protégé des autres.
Le feu n'arrivait plus à me calmer, c'était aussi une sorte d'enfer
en miniature, si commode, si rassurant dans l'ombre immense
de la pièce, cette petite part de vie qui couvait en moi.
Avant d'hiberner, avant de plonger dans la nuit froide de l'hiver.
J'avais maintenant oublié la vie. Ceux que je connaissais, ceux
que j'avais aimé. Je n'étais plus qu'une ile à la dérive, dans le
noir. Le feu n'était plus qu'un point brillant. Perdu dans l'espace.
Cet espace qui grandissait démesurrement. Je devinais que
je rapetissais, que mon domaine était devenu une cathédrale
intemporelle aux murs invisibles.
Et j'imaginais maintenant la nuit au dehors, pour remplacer le
néant qui coulait sur moi. Je distinguais des gouffres noirs béants
entre les enfilades de sapins où serpentaient les sentiers de neige
où s'engouffrait le vent. Et où pouvaient surgir à tout moment
des monstres improbables, des fantomes ténébreux, et les
cauchemars d'autres vies cachées qui m'attendaient au loin,
dans un futur obscur et probable.