Principe de précaution - Partie 2

 

Limites et critiques du principe de précaution [modifier]

Selon certains auteurs, le principe de précaution mal utilisé peut conduire à des blocages inutiles, qui peuvent retarder les pays qui l'appliquent dans la voie du progrès technique. Dans les prêcheurs de l'apocalypse, Jean de Kervasdoué déclare ainsi :

« Être prudent, analyser les risques pour tenter de les éviter, constituent de sages conseils ; mais d'avoir fait de la précaution un principe est un drame : il ne s'agit plus de tenter d'analyser des évolutions vraisemblables, compte tenu des informations disponibles, mais d'imaginer l'irréel, l'impensable, sous prétexte que les dommages causés pourraient être importants. »

Cécile Philippe de l'Institut économique Molinari regrette pour sa part qu'avec le principe de précaution on ne considère que les risques potentiels en cas d'application du progrès et que l'« on ignore les coûts à ne pas appliquer le progrès »[7]. Elle est suivie en cela par Mathieu Laine qui y ajoute le risque qu'il y a selon lui à voir le principe de précaution décourager le progrès scientifique et donc priver la société de ses bienfaits futurs. Laine écrit ainsi dans La Grande nurserie : « L'histoire de l'humanité a depuis toujours été guidée par cette logique de l'essai, de la tentative et de l'erreur sans cesse corrigée pour parvenir à la vérité. Le principe de précaution annihile cette dynamique et paralyse le progrès. »[8]

Illustration des possibles effets pervers du principe de précaution, le nombre d'autorisations de mise sur le marché de nouveaux médicaments par la Food and Drug Administration a été divisé par deux entre 1998 et 2007, passant de 39 à 19. Cette baisse est due selon Philippe Guy, directeur associé au Boston Consulting Group, à la plus grande aversion au risque de la FDA, qui fait jouer le principe de précaution même quand les risques sont faibles. Claude Le Pen, professeur d'économie de la santé, le confirme et déclare que « certains de ses dossiers seraient passés sans aucun problème il y a dix ou vingt ans ». Résultat, en raison de ces refus les coûts de lancement d'un nouveau médicament ont triplé depuis 1990 (900 millions de dollars contre 300), ce qui réduit l'incitation à la recherche de nouveaux traitements[9].

Champs d'application du principe de précaution [modifier]

Le principe de précaution n’est pas une solution à l’incertitude scientifique, il s’agit d’un processus interactif régulier entre action et connaissance. Il ne s’agit pas non plus d’une règle, le principe de précaution fournit des repères abstraits qui ne permettent pas d’éviter de solliciter le jugement au cas par cas.

Il affiche une valeur : il est bon de se soucier de façon précoce de risques hypothétiques de dommages graves dans le but de les prévenir et donne des directions à l’action de prévention : il faut chercher des mesures effectives et proportionnées.

À noter que le principe de précaution ne consiste pas à montrer davantage de prudence dans la prévention, voire à devenir précautionneux, mais à se saisir de façon précoce de risques potentiels. De manière identique, la prévoyance relève d’une démarche générale de prévention (vis-à-vis d’un risque avéré et dont seule la réalisation est aléatoire) et consiste à se prémunir des conséquences possibles d’un sinistre, c’est le cas des contrats d’assurance.

Deux bornes balisent toutefois le domaine d’application pertinente du principe de précaution : à une extrémité, il y a l’obtention d’une certitude sur l’existence du risque, à l’autre extrémité il y a l’ignorance. Si l’on peut convenir que dans l’ignorance on ne va pas agir dans le domaine de la gestion des risques, il n’en est pas moins vrai qu’il existe des règles communes aux principes de précaution et de prévention : identifier, évaluer et graduer le risque.

En l’absence de certitudes sur les phénomènes de base et sur l’existence du danger, le risque est hypothétique. Cependant, bien que non avéré, cela ne signifie pas qu’il peut être considéré comme très peu probable, voire négligeable. Il s’agit d’une possibilité identifiée de risque dont on ne connaît pas précisément la probabilité.

Par conséquent, le champ d'application du principe de précaution est potentiellement illimité.

Responsabilité: entreprise, politique et juridique [modifier]

Aspect politique [modifier]

Le principe de précaution a pour effet de transférer la décision de la prise de risque des entrepreneurs vers les décideurs politiques.

Ces derniers sont par définition irresponsables puisqu'ils n'engagent pas leurs propres ressources, ils ont une vision biaisée du risque qui les pousse à éviter au maximum toute situation qui pourrait faire chuter leur popularité et compromettre la suite de leur carrière. Or, il y a dissymétrie entre innovation et absence d'innovation: dans le premier cas, les éventuelles conséquences négatives rejailliront sur les décideurs politiques. Dans le deuxième cas, le manque à gagner dû à l'interdiction de l'innovation ne se verra pas. Par conséquent, les décideurs politiques auront une tendance naturelle à bloquer de plus en plus d'innovations, au prétexte qu'elles pourraient être risquées (ce qui est le cas, par définition, de toute innovation). Dans la pratique, le principe de précaution a donc pour effet une inflation réglementaire et une stagnation du niveau d'utilisation des innovations par la population.

Enfin, les comités de scientifiques autorisés, chargés de porter un jugement sur les risques de telle ou telle activité ou innovation, sont portés à justifier leur existence en découvrant sans cesse des motifs d'interdiction; effet contrebalancé par la communauté scientifique même qui recherche et étudie ces innovations.

En France, la réglementation concernant les émissions des téléphones portables au nom du principe de précaution s'est avérée très coûteuse. Pourtant, certaines études actuelles infirment toute corrélation entre usage du téléphone portable et problèmes médicaux.

Difficultés juridiques quant à l'application du principe [modifier]

On a vu plus haut que le principe de précaution ne donne pas de règles spécifiques mais définit plutôt un cadre d'actions permettant le cas échéant de faire face à des situations incertaines, ou disons de risque non résolu (au sens ou l'existence même du risque n'est ni prouvée ni infirmée). On peut dire que le principe de précaution fait partie du droit dit « mou » (soft law), par opposition au droit « dur » (hard law) qui définit des situations, des actes à condamner, etc. Ce n'est, d'ailleurs, pas la seule difficulté juridique soulevée par le principe de précaution.

Une autre difficulté vient de la nature dynamique par excellence des mesures suggérées par une approche de précaution. Ainsi, le fait même que le risque soit non résolu signifie que tout progrès scientifique en la matière précisera les conséquences et la plausibilité du risque. Les mesures prises - ou non prises - relatives à ce risque devront en conséquence être ajustées en fonction de la nouvelle sévérité perçue. On imagine la difficulté pratique à créer des lois qui par nature doivent être ajustables à tout moment, et sur des critères externes à l'organe scientifique (puisque les ajustements seront guidés par des avancées provenant de l'organe scientifique).

Le principe de précaution, en pratique, s'exprime souvent par un renversement total ou partiel de la charge de la preuve, le plaignant demandant au créateur du risque potentiel de prouver l'innocuité du produit où de l'action. On comprend que ceci peut conduire à des dérives en bloquant tout nouveau produit et tout progrès. Par conséquent, les pouvoir publics doivent s'assurer que le principe de précaution, dans son application pratique, ne conduit qu'à un renversement partiel de la charge de la preuve, c'est-à-dire que le plaignant — ou les pouvoirs publics éventuellement — aura à charge de prouver qu'il existe une réelle incertitude scientifique. Définir quand il y a et quand il n'y a pas d'incertitude reste totale cependant et montre que nous ne faisons que reporter une partie du problème en nous appuyant sur les qualités d'appréciations du juge.

Les problèmes concernés par le principe de précaution sont souvent par nature des problèmes internationaux. Par exemple, le réchauffement climatique, la dissémination des OGM ou le conflit franco-néo-zélandais sur les essais atomiques sont des problèmes qui ont émergé car leurs conséquences peuvent être potentiellement importantes par leur aspect international : les actions de certains ont des répercussions sur la qualité de la vie d'autres. Il y a une difficulté immense à trouver des accords internationaux sur les problèmes liés au principe de précaution pour cette raison : tous les pays n'ont pas la même exposition au risque potentiel, ni la même exposition aux conséquences - souvent financières - d'éventuelles mesures. De plus, il existe souvent des différences d'appréciation quant à la nature même du principe de précaution, comme l'a mis en évidence le conflit entre les États-Unis et l'Europe devant l'OMC, au sujet du bœuf aux hormones. L'OMC a finalement tranché en faveur des États-Unis en arguant que le risque n'avait pas été prouvé par l'Europe. C'est clairement une conception du principe de précaution différente de la conception traditionnellement admise en Europe, dans laquelle les États-Unis auraient dû aussi tenter de montrer que les incertitudes résiduelles sont soit inexistantes soit trop hypothétiques pour être considérées.

Enfin, le législateur et le juge auront d'une manière générale fort à faire pour intégrer les conséquences scientifiques les plus récentes dans leurs dispositifs et leurs jugements. En effet, par définition des situations dans lesquelles le principe de précaution s'applique, les connaissances scientifiques seront celles situées à la frontière du savoir et à la pointe de la recherche. Il y a donc fort à parier que ces développements scientifiques seront difficilement accessibles au non-initié.

Approches alternatives des risques concernés par le principe de précaution [modifier]

La théorie du risque et le principe de précaution [modifier]

Dans de nombreux secteurs d'activité (banque, assurance, industrie, etc.), la théorie du risque est largement utilisée pour gérer des situations aléatoires (retour d'un investissement, probabilité historique d'un événement par exemple). Or, le principe de précaution trouve sa justification dans des situations d'incertitude scientifique et de dommages potentiellement irréversibles. Il y a donc deux différences fondamentales entre les applications classiques de la théorie du risque et le champ d'application du principe de précaution :

  1. Le principe de précaution correspond typiquement à des évènements que l'on ne peut pas probabiliser,
  2. les conséquences de ces évènements potentiels peuvent être très importantes (par opposition au risque de banqueroute d'une entreprise par exemple). Les atteintes à la santé ou pour la vie humaine, ou encore pour l'environnememt, en général, sont en effet souvent considérés comme bien plus graves que les risques économiques.

En conséquence, l'application de la théorie du risque semble compromise dans une approche de précaution. Il existe de nombreux travaux de recherche (voir Treich ou Gollier par exemple) qui cherchent à justifier l'utilisation du principe de précaution en utilisant des systèmes de décisions dynamiques où la valeur de l'information arrivant avec le temps permet de préciser la connaissance et les probabilités. Ils parviennent ainsi à prouver que le principe de précaution est aussi un principe de la flexibilité, où il existe parfois de la valeur dans le fait d'attendre de l'information (scientifique) pour agir ou prendre des mesures.

Le principe de précaution et le progrès scientifique [modifier]

Le principe de précaution est souvent critiqué comme un principe qui s'oppose, par définition, au progrès scientifique. S'il est vrai que certains justifient le principe de précaution comme un moyen de s'abstenir dans le doute, ce qui conduit à cette objection de la part des opposants au principe de précaution, il n'en reste pas moins vrai que le principe de précaution s'appuie sur le progrès scientifique pour décider des actions à prendre et de la marche à suivre. Le protocole de Kyoto par exemple, a été très largement écrit à partir des conclusions d'un groupe d'experts, L'IPCC (Intergovernmental Panel on Climate Change)(en français : GIEC), sélectionnés pour leur diversité d'opinions, de compétences, et de pays d'origine. L'IPCC continue son travail aujourd'hui, afin d'améliorer continûment les connaissances sur les mécanismes de changement du climat. Ainsi, la précaution aurait tendance - dans ce cas précis au moins - à tirer la connaissance et le progrès scientifique.

On entrevoit bien sûr le besoin d'une recherche objective et aussi contradictoire et pluridisciplinaire que possible, afin d'assurer une légitimité et une force aux conclusions de l'organe de recherche. Sans cette exigence d'exhaustivité et de prise en compte des opinions minoritaires, il y a de fortes chances que la recherche devienne partisane ou au moins biaisée et mal acceptée par le politique et la population. Reste le problème récurrent des opinions minoritaires. Si la science n'a pas pour vocation d'entretenir la polémique, il est cependant nécessaire de faire entrer les opinions minoritaires particulièrement dans une situation d'incertitude, tant que le consensus n'est pas total ou quasi-total entre les scientifiques. La règle souvent retenue (voir par exemple Kourilsky) est qu'une opinion, même minoritaire, fondée sur une démarche majoritairement reconnue comme valable doit être retenue.

Notes et références [modifier]

  1. Sources : D. Bourg, O. Godard, J.-C. Hourcade, mai 2004.
  2. Convention de Vienne de 1984 relative à la protection de la couche d'ozone.
  3. 2e conférence internationale sur la protection de la mer du Nord, 1987 : mention explicite du principe de précaution.
  4. Loi Barnier
  5. Code de l’environnement art. L110-1.
  6. Portail du CPP
  7. [mp3]Cécile Philippe et Pascal Canfin sur RFI, 30 octobre 2007
  8. Mathieu Laine, La Grande nurserie, 2007, JC Lattès, pp.65-66
  9. « Les nouveaux médicaments plus rares sur le marché », Les Échos, 9 janvier 2008

Bibliographie [modifier]

  • Le Principe responsabilité de Hans Jonas (1979) - traduction française éd. du Cerf en 1990
  • N. Treich, Ch. Gollier, « Decision Making under scientific uncertainty. The economics of Precautionary Principle », Journal of Risk and Uncertainty, 2003
  • D. Freestone, E. Hey (1996), The Precautionary Principle and international law: the challenge of implementation
  • Intergovernmental Panel on Climate Change, Carbon Dioxide capture and stockade
  • Intergovernmental Panel on Climate Change, Emissions scenarios
  • Intergovernmental Panel on Climate Change, Third Assessment, answers to questions 1 to 9 and summary for policy makers from group I to III, 2001
  • D. Freestone, C. Streck, Legal aspects of implementing the Kyoto Protocol mechanisms
  • Ch. Gollier, « Discounting an uncertain future », Journal of public economics, 2000
  • Ch. Gollier, Jullien, N. Treich, Scientific progress and irreversibility : an economic interpretation of Precautionary Principle, 2000
  • N. Treich, « Décision séquentielle et principe de précaution », Cahier d’économie et sociologie rurale, 2000
  • P.Kourilsky, G. Viney, "Le principe de précaution", rapport au premier ministre, 15 octobre 1999.
  • Ph. Kourilsky, Du bon usage du principe de précaution, Edition Odile Jacob, 2002
  • O. Godard, C. Henry, P. Lagadec, E. Michel-Kerjan, Traite des nouveaux risques, Ed. Folio Actuel
  • Ph. Kourilsky, G. Viney, Rapport au Premier Ministre, les 10 Commandements de la précaution, Ed. Odile Jacob, 2000
  • F. Ewald, Ch. Gollier, N. de Sadeleer, Le Principe de précaution, PUF, 2001
  • André Larceneux (dir.), Marguerite Boutelet (dir.), Le principe de précaution. Débats et enjeux, Editions de l'Université de Dijon, Sociétés, 2005
  • Michel Callon, Pierre Lascoumes, Yannick Barthe, Agir dans un monde incertain, Éditions du Seuil, La couleur des idées, 2001
  • Marc Iynedjian, « Le principe de précaution en droit international public », Revue de droit international, des sciences diplomatiques et politiques / The International Law Review (Geneva), 2000 (3), p. 247-262
  • Mathilde Boutonnet, Le Principe de Précaution en droit de la responsabilité civile, LGDJ, 2005
  • Jean de Kervasdoué, Les prêcheurs de l'apocalypse Ed. Plon, 2007, ISBN 2259204384
  • Cécile Philippe, C'est trop tard pour la terre, JC Lattès, 2007, ISBN 2709629194

Voir aussi [modifier]

Sur les concepts [modifier]

Sur les risques [modifier]

Domaines en rapport avec le principe de précaution [modifier]

Aspects juridiques [modifier]

Liens externes [modifier]



29/05/2008
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