Romantisme - Partie 2
Si le romantisme fut en Allemagne un retour aux fonds primitif et indigène, en France, ce fut au contraire une réaction contre la littérature nationale. Les littératures anglaise et allemande ne s'étaient asservies que momentanément à la discipline du classicisme, sous l'influence prédominante de notre grand siècle ; et ce qu'on appelle proprement romantisme outre-Manche et outre-Rhin c'est la période littéraire où le génie septentrional, reprenant conscience de lui-même, répudie l'imitation française. En France, au contraire, pays de culture et de tradition gréco-latines, la littérature était classique depuis la Renaissance, et l'on appelle romantiques les écrivains qui, au début du XIXe siècle, se sont affranchis des règles de pensée, de composition et de style établies par les auteurs classiques.
Pas plus qu'en Allemagne, cette révolution ne s'est accomplie d'un seul coup en France. À cause de son caractère de rupture avec la tradition nationale, et non avec des habitudes passagères, d'importation étrangère, elle a été plus tardive et a eu plus de peine à se réaliser. Commencée en réalité vers 1750, elle n'a atteint son terme qu'un siècle plus tard. Préparée au XVIIIe siècle , contenue et même refoulée pendant la Révolution et l'Empire, elle n'est arrivée à maturité que sous la Restauration et son triomphe ne s'est affirmé vers 1830 qu'après des luttes ardentes et passionnées.
Première Période : Le Préromantisme (1750-1800) [modifier]
Querelle des Anciens et des Modernes — Les drames de Diderot [modifier]
La révolte contre l'imitation de l'Antiquité avait commencé dès la fin du XVIIe siècle par la Querelle des Anciens et des Modernes. Perrault, La Motte, Fontenelle, avaient porté de rudes coups à la tragédie classique. Mais le véritable démolisseur des règles sur lesquelles elle reposait est Diderot. Il s'insurge contre les prescriptions d'Aristote et d'Horace et contre les modèles classiques. Nos tragédies sont, à ses yeux, artificielles et fausses, contraires à la nature et à la vérité. Les sujets empruntés à la vie des grands, au lieu de l'être à la vie bourgeoise, sont sans intérêt pour nous. L'action est invraisemblable, car la peinture des crimes énormes et des mœurs barbares est hors de saison dans un siècle doux et civilisé. Enfin, le langage est ampoulé et déclamatoire, les costumes ridicules, la décoration absolument nulle. Le poète dramatique devra donc prendre ses sujets dans la vie domestique; il créera la tragédie bourgeoise qui ne différera de la comédie sérieuse que par une issue tragique, qui sera fondée non plus sur les caractères mais les conditions, et qui mettra en scène non pas l'avare, le vaniteux ou l'hypocrite, mais le marchand, le juge, le financier, le père de famille. Ce changement en entraînait d'autres : la prose substituée aux vers comme étant un langage plus naturel, une plus grande variété dans le costume et le décor, plus de mouvement et de pathétique dans l'action. Mais Diderot confondait trop souvent la nature avec son réalisme puéril; sous prétexte de morale, il donnait un sermon dialogue au lieu d'une action; enfin sa sensibilité toujours en effusion le jetait dans un genre larmoyant et ridicule. Le double échec du Père de famille (1757) et du Fils naturel (1758) fut la condamnation de ces théories et le signal de la mort pour ces réformes.
Il faudra, pour amener en France une réaction radicale contre le Classicisme, d'autres influences plus fortes et plus profondes. Il faudra une transformation complète des façons de penser et de se sentir, qui n'était encore qu'en germe au milieu du XVIIIe siècle.
La transformation des idées et des mœurs [modifier]
Avant de connaître la Clarisse Harlowe de l'Anglais Richardson et le Werther de l'Allemand Gœthe, on avait écrit en France, au XVIIIe siècle, des romans, pour la plupart fort médiocres et bien vite oubliés, mais qui témoignent que vivre et peindre la vie ce n'était pas seulement comme le XVIIe siècle avait semblé le croire, analyser et raisonner; c'était aussi « écouter la voix du cœur », « goûter les délices du sentiment », éprouver « la sensibilité d'un cœur aussi violent que tendre», chérir « le poison des passions qui dévorent », ou leur « triste douleurs qui ont leur charme », se laisser prendre à « la sombre mélancolie d'un séjour sauvage », se livrer aux « attraits du désespoir », et même «chercher le tragique repos du néant ». Le Sidney de Gresset (1745), comme le Cleveland de l'abbé Prévost ou son Doyen de Killerine (1735), promènent au long de leur aventureuse destinée d'incurables maladies de l'âme sans raison ni remède, un fond secret de mélancolie et d'inquiétude, un « besoin dévorant », une «absence d'un bien inconnu», un vide, une désespérance qui les traîne de l'ennui à la mélancolie et à la lassitude de vivre.
La nature elle-même que l'on aime, ce n'est plus la nature sage et rangée, sans exubérance ni imprévu. Le goût se développe de la vraie nature avec ses caprices et même sa sauvagerie. Les promeneurs sont nombreux au XVIIIe siècle, pour le plaisir du grand air d'abord, mais aussi pour des joies poétiques et des contemplations émues. On goûte déjà le clair de lune, le son du cor au fond des bois, les landes, les étangs et les ruines. Meudon, Montmorency, Fontainebleau deviennent l'asile des amants, le refuge des cœurs déçus et désespérés. On commence à connaître une autre vie que celle des salons, et beaucoup de grandes âmes vont chercher dans la nature «des conseils pour vivre, des forces pour souffrir, des asiles pour oublier». Qu'on ouvre pour s'en convaincre la correspondance de Mlle de Lespinasse, de Mme d'Houdetot ou de la comtesse de Sabran.
Bientôt, même la france des plaines et des collines, la France de l'Île-de-France ne suffit plus. On va chercher en Suisse et dans la montagne des émotions plus fortes et des frissons nouveaux. Dès 1750, un poème du Suisse Haller, les Alpes dont la traduction est fort goûtée, évoque des splendeurs ignorées ou méconnues. On commence par les lacs de Genève, de Bienne et de Thoune et les altitudes moyennes ; puis on s'élève jusqu'aux glaciers, on affronte les neiges éternelles. On y va chercher les plus sublimes exaltations : «Les mots ne suffisent plus, écrit un voyageur, et les métaphores sont impuissantes pour rendre ces bouleversements. Que les chœurs de nos cathédrales sont sourds près du bruit des torrents qui tombent et des vents qui murmurent dans les vallées ! Artiste, qui que tu sois, va voguer sur le lac de Thoune. Le jour où je vis pour la première fois ce beau lac faillit être le dernier de mes jours ; mon existence m'échappait ; je me mourais de sentir, de jouir ; je tombais dans l'anéantissement.»
Gagnés par ces influences, les propriétaires de parcs ou de maisons de campagne veulent chez eux d'autres décors. Bien bourgeois est le sage jardin d'Auteuil où le jardinier Antoine « dirige l'if et le chèvrefeuille » de Boileau et aligne ses espaliers ; bien froid l'ordre somptueux de Versailles et les parterres à la française des élèves de Le Nôtre. Ce qui plaît, c'est, au milieu du siècle, la grâce libre et la fantaisie capricieuse des décors champêtres que Watteau et Lancret donnent comme fond à leurs tableaux, et, après 1750, les rocs tourmentés, les torrents écumants, les tempêtes, les vagues en furies, les naufrages, toutes les « sublimes horreurs » que l'on retrouve dans les tableaux de Claude Joseph Vernet, et que lui commande ses clients : « une tempête bien horrible », désire l'un, et un autre : « des cascades sur des eaux troubles, des rochers, des troncs d'arbres et un pays affreux et sauvage. »
Aussi voit-on se développer la mode des jardins anglais aux allées capricieuses et aux scènes imprévues; on se presse à Ermenonville et à Bagatelle, qui sont les modèles du genre. Avec la fantaisie, le caprice et le désordre, on y prodigue tout ce qui peut séduire les « âmes tendres » et alimenter la rêverie : des émotions douces et pastorales d'abord, chaumières, laiteries, vaches majestueuses et lentes, moutons bêlants, — décors des Idylles de Gessner et de bergerades de Florian; mais aussi des invitations à la mélancolie : déserts et entassements de rochers, « bosquets de la rêverie » et ermitages, « ponts du diable » et « cavernes de Young », « fabriques » émouvantes évoquant la poésie du passé et portant les âmes à des « contemplations sublimes », vieux châteaux, ruines d'abbayes, tombeaux d'amants, forêts enchantées. « Voluptueux, solitaires, sauvages, tendres, mélancoliques, agrestes, rustiques », les jardins du temps ont déjà tous les «vallons» et tous les « lacs », tous les « automnes » et tous les « isolements » des Méditations de Lamartine. Il ne leur a manqué que d'avoir d'autres chantres que Feutry et Colardeau.
Le retour au Moyen Âge [modifier]
En même temps que le goût de la nature vraie ou embellie par des ruines, se développe le goût du Moyen Âge et de nos antiquités nationales. grâce surtout au comte de Tressan, qui donne en 1782 ses Extraits des romans de chevalerie, la mode vient aux «troubadours» et à la littérature «gauloise». Les romans et les romances du «bon vieux temps» apportent aux âmes sensibles leur «courtoisie», leur «naïveté» et «les grâces du vieux langage». La Bibliothèque des romans et la Bibliothèque bleue prodiguent à leurs lecteurs des extraits et des adaptations des Quatre fils Aymon, de Huon de Bordeaux, des Amadis, de Geneviève de Brabant et de Jean de Paris. Villon et Charles d'Orléans ont été déjà tirés de l'oubli, le premier en 1723, le second en 1734. Marot, qui n'a jamais été oublié, connaît un regain de faveur. Les poèmes, contes, romans et nouvelles s'emplissent de chevaliers, de tournois, de palefois et de damoiselles, de castels et de pages.
L'influence anglaise [modifier]
Les influences étrangères ont été profondes sur ce mouvement préromantique, surtout celle de l'Angleterre.
Les Anglais nous avaient fourni, avant 1760, par l'intermédiaire de Voltaire et de Montesquieu, des théories de liberté politique et de gouvernement constitutionnel. Mais d'Holbach, Helvétius et les Encyclopédistes n'avaient pas tardé à aller plus loin qu'Addison et Pope, et, après 1760, le prestige de la philosophie et du libéralisme anglais était tombé. L'Angleterre n'est plus, dans la deuxième partie du siècle, que le pays de Richardson, de Fielding, de Young et d'Ossian. Les deux premiers surtout font la conquête des âmes sensibles, et quand Diderot écrit d'une seule haleine et dans le délire de l'enthousiasme son Éloge de Richardson, il ne fait que dire avec éloquence ce que pensent tous les Français. «Sans doute ni Clarisse ni les autres héroïnes anglaises ne sont des héroïnes romantiques; elles ne réclament pas les droits de la passion; elles ne souffrent pas du mal du siècle. Mais elles se passionnent, même quand elles résonnent; et quand elles aiment ou résistent à l'amour c'est de toutes les forces de leur être. Elles sont de celles dont le cœur brûle. L'incendie gagna tous les cœurs français». (Mornet).
On goûta le théâtre anglais avec le même zèle que les romans. Pourtant Shakespeare fut âprement discuté, Voltaire le traitait de fou, et Rivarol et La Harpe pensaient à peu près comme lui. Cependant l'acteur Garrick, très à la mode, joua dès 1751 des fragments d’Hamlet dans les salons et fit pleurer les spectateurs sur les amants de Vérone, sur le Roi Lear «errant dans le sein des forêts» et sur «le cœur brisé d'Ophélie». Les traductions et les imitations se multiplièrent; Roméo et Juliette et Othello surtout devinrent populaires.
Avec les drames de Shakespeare, c'est l'âme anglaise elle-même qui conquiert les âmes françaises, âme sombre et sauvage, toute pleine de brume, de mystère et de spleen, mais profonde, et qui sait découvrir ce qui ébranle fortement l'imagination et jette l'âme dans une espèce de vague obscur et menaçant.
Quelques Français avaient déjà aimé avant cela la paix solennelle des tombeaux et des morts; mais ils ne l'avaient chantée que timidement ou gauchement. Ce furent les Anglais Hervey, Gray et surtout Young qui mirent dans cette poésie sépulcrale les affres du désespoir et les sombres plaisirs d'un cœur lassé de tout. Les Nuits de Young, méditations oratoires et monologues prolixes où la rhétorique et l'artifice abondent, eurent un succès retentissant, lorsque Le Tourneur en donna en 1769, la traduction en une prose plus emphatique encore, mais surtout plus lugubre que les vers de l'original. On crut que Young avait raconté sa propre histoire, et l'on versa des larmes sur ce père qui, dans la nuit profonde, à la lueur incertaine d'une lanterne, avait creusé de ses mains le tombeau de sa fille bien-aimée.
Grâce à ces influences et malgré les railleries de Voltaire, le «genre sombre» se créa peu à peu. Les héroïdes de Dorat et de Colardeau, les romans et nouvelles de Baculard d'Arnaud (les Epreuves du sentiment, les Délassements de l'homme sensible, les Époux malheureux), les Méditations et l'homme sauvage de Louis-Sébastien Mercier sont remplis de tempêtes, d'antres funèbres, de crânes et de squelettes; au «chaos des éléments» se mêlent «les fureurs de la démence, la frénésie des crimes et les abîmements du repentir». «Mais cris étaient des hurlements, dit le héros d'un de ces romans; mes soupirs des efforts de rage, mes gestes des attentats contre ma personne…»
À cette mélancolie, à ce genre sombre, il fallait un décor approprié. Ce fut Macpherson qui l'apporta. Dans les Poèmes d'Ossian, on trouva les horizons et les dieux du Nord, les brumes légères et glacées, les tempêtes auxquelles se mêlent la voix des torrents, les vents déchaînés et les fantômes. Dans Ossian s'épanouissait tout ce que la littérature du Nord renferme de visions funèbres et d'étranges splendeurs. Et nous devons noter ici qu'on ne distinguait pas alors entre la Gaule, l'Irlande, l'Écosse, le Danemark, la Norvège, entre les pays celtiques et les pays germaniques, et qu'on admira tous les «bardes», depuis les druides gaéliques jusqu'à ceux des sagas scandinaves.
Cet engouement pour les littératures étrangères était souvent, hâtons-nous de le dire, fort prudent et mitigé. Le goût du sombre, le «galimatias lugubre et sépulcral» et les bardes mêmes d'Ossian ont été discutés, tout au moins jusqu'à la Révolution, et si on s'engouait du «barbare» et du «sauvage», c'était à condition qu'ils fussent un peu léchés. Les traductions de Shakespeare par Le Tourneur, si elles étaient assez fidèles pour le fond, corrigeaient ce qu'il appelait les «trivialités» et les «grossièretés» du style; et les «adaptations de Ducis qui firent fortune ne sont souvent que de pâles et mensongères contrefaçons. Rien même ne subsistait dans ses adaptations de ce que les drames de Diderot ou de Baculard avaient osé; le mouchoir d'Othello n'est plus qu'un billet, l'oreiller qui étouffe Desdémone n'est plus qu'un poignard, l'action se déroule en vingt-quatre heures comme le veut Aristote. Les traductions de Young, d'Ossian, de Hervey par Le Touneur, qui firent sa gloire, ne furent guère, elles aussi, que d'adroits mensonges. Elles ne se contentent pas d'user d'un style trop prudent; elles taillent, suppriment, transposent, recousent; si bien que les sublimes horreurs et les beaux désordres qu'on y croit trouver ne sont plus que les effets d'un art tout classique et pénétré d'esprit français.» (Mornet).
Au vrai, Shakespeare, Young et Ossian, les Anglais, les Celtes, les Scandinaves, ont exercé en France une impression bien moins profonde que dans les pays germaniques. On ne les goûtait chez nous que dans des traductions édulcorées, et encore les goûtait-on moins que les tendres idylles et les douces pastorales de Gessner, le «Théocrite allemand».
L'influence allemande [modifier]
Il pourrait sembler que l'influence de l'Allemagne, où le mouvement romantique a été si précoce et si bruyant, se soit fait sentir de bonne heure en France. Il n'en est rien. L'Allemagne était généralement ignorée, où même méprisée avant 1760. Pour la plupart des Français, elle était le pays de Candide, du château de Thunder-ten-tronckh, des marais puants, des barons stupides, des baronnes pesantes et des Cunégondes naïves. Voltaire, qui avait pu connaître les Allemands, et qui croyait avoir des raisons de s'en plaindre pensait qu'ils n'étaient que des rustres. Peu à peu, on s'aperçut que ce pays avait produit «quelques grands hommes»; on adopta d'abord Wieland, mais ses œuvres ne rendaient guère aux Français que ce que les Français lui avaient prêté. On prit contact ensuite avec Klopstock et sa Messiade; on connut Gellert et Hagedorn; on trouva que les Allemands étaient moins «rustres» que «rustiques»; on admit qu'ils étaient «naïfs», et par conséquent sensibles et vertueux; on goûta la bonhomie allemande et la paix des villages à l'ombre des tilleuls et des clochers.
Ce n'est qu'à la fin du siècle que Schiller et Gœthe révèlent une autre Allemagne, plus ardente et plus romantique. On traduit les Brigands; Werther tient tout de suite les Français sous le charme. Les traductions et les adaptations se succèdent de 1775 à 1795; vingt romans mènent l'amour jusqu'au suicide, ou du moins jusqu'au désespoir de vivre, jusqu'à l'horreur de la destinée. Les jeunes filles même rêvent de lire Werther, le lisent et en ont la tête tournée. La neurasthénie devient à la mode; on se donne la mort par dégoût de la vie, tel ce jeune homme qui vint se tuer d'un coup de pistolet dans le parc d'Ermenonville, devant le tombeau de Rousseau.
Jean-Jacques Rousseau [modifier]
Ni l'influence anglaise et allemande, ni l'influence du Moyen Âge, ne suffisent pour expliquer le romantisme français. Une autre les éclipse, celle d'un génie qui, en les recueillant, leur a ajouté les richesses de sa puissante personnalité et a entraîné irrésistiblement notre littérature dans des voies nouvelles. Cet homme, c'est Rousseau (1712-1778).
Il n'a pas découvert les littératures septentrionales; on les connaissait avant lui. Mais, plus que quiconque, il a habitué les âmes françaises à sentir un peu à la manière des Allemands et des Anglais, élargissant ainsi le champ encore restreint de notre imagination.
Et surtout, il a imposé sur notre littérature le sceau de son extraordinaire tempérament. Par là, il a fait à lui seul une révolution. Il a réinstallé d'emblée le sentiment là où depuis plus d'un demi-siècle ne régnait que l'intelligence. Avec lui, la littérature devient épanchement du cœur, elle qui depuis longtemps n'était plus qu'expression de l'esprit. Poésie, éloquence, lyrisme, pénètrent dans la prose même, alors qu'ils n'avaient plus place, même dans les vers. C'est un grand élargissement de l'horizon.
Fils d'un calviniste de Genève, élevé en dehors des influences monarchiques et catholiques, Rousseau croit d'instinct à la liberté et à l'égalité naturelles. De caractère indépendant, impatient de toute discipline, ennemi de toute tradition, il est exagérément individualiste. En perpétuelle révolte contre la société de son temps, il renverse toutes les barrières qui contraignent son moi. Et il défend d'autant plus ce moi, que son tempérament exige toutes les libertés et toutes les jouissances.
Il étend, suivant ses propres expressions, «son âme expansive» à tous les objets qui l'environnent, et projette son moi sur toute la nature matérielle et morale. Il est lui-même la substance, l'occasion et la fin de ses écrits. Ce que racontent surtout sa Nouvelle Héloïse (1760), son Émile (1762), ses Confessions et ses Rêveries (1782), c'est le drame intérieur de sa personnalité qui se construit et s'affirme, s'exalte ou se perd à travers le tumulte de ses passions et de ses raisonnements, de ses tentations et de ses idées, de ses rêves et de ses expériences, toujours inquiète d'ailleurs, toujours tyrannisée par «le sentiment plus prompt que l'éclair». La raison est chez lui l'humble servante de la sensibilité, car il est sensitif à un degré rare, et c'est par là surtout qu'il se distingue de ses contemporains : «Au milieu de gens occupés à penser, il s'occupe à jouir et à souffrir… D'autres étaient arrivés par l'analyse à l'idée du sentiment; Rousseau, par son tempérament, a la réalité du sentiment; ceux-là dissertent, il vit. (Lanson).»
L'expression suprême de cette personnalité et de cette sensibilité l'a mené tout naturellement au lyrisme, et c'est surtout par l'éloquence de ce lyrisme que Rousseau a coopéré à la révolution de la littérature. «Il a tellement secoué et bercé à la fois l'ancien monde qu'il semble l'avoir tué sans cesser de le caresser. Il lui a prouvé qu'il était absurde et l'a enivré de théories, de rêves, de déclamations séduisantes et de phrases qui étaient des strophes. Cet écrivain qui était un musicien, ce philosophe qui était un poète, ce mage qui était un magicien, était surtout un enchanteur dont les idées avaient sur les hommes la force qu'ont d'ordinaire les passions, parce qu'elles étaient toutes, en effet, mêlées de sentiment et de passion ardente et fougueuse. Les idées de Rousseau sont comme des idées sensuelles.» (Faguet).
Par tout cela, c'est lui le vrai père du romantisme, bien plus que ceux qu'on va chercher au delà du Rhin et de la Manche. Toute la mélancolie de René, d'Obermann et de Lamartine découle de la sienne, et Musset ne fera que le traduire dans les cris de sa passion.
Rousseau n'a pas seulement rouvert la source des larmes; il a dessillé les yeux de ses contemporains. Cristallisant les tendances qui commencent à se manifester, il a forcé les Français du XVIIIe siècle à voir la nature mieux qu'ils ne le faisaient; il leur a appris à regarder le paysage avec tous ses accidents, ses perspectives et ses valeurs de tons, à le sentir, et à encadrer, pour ainsi dire, leurs sentiments dans l'univers. Dès lors le drame de la vie humaine eut son décor, et c'est là une des plus grandes découvertes de la sensibilité lyrique.
Il a détaillé dans leur pittoresque familiarité les maisons champêtres avec leur laiterie, leur basse-cour, leur vie bruyante et joyeuse, les coqs qui chantent, les bœufs qui mugissent, les chariots qu'on attelle. Il a souvent rêvé d'une petite maison blanche aux contrevents verts avec des vaches, un potager, une source.
Il a dit magnifiquement à son siècle la «splendeur des levers de soleil, la sérénité pénétrantes des nuits d'été, la volupté des grasses prairies, le mystère des grands bois silencieux et sombres, toute cette fête des yeux et des oreilles pour laquelle s'associent la lumière, les feuillages, les fleurs, les oiseaux, les insectes, les souffles de l'air. Il a trouvé pour peindre les paysages qu'il avait vus une précision de termes qui est d'un artiste amoureux de la réalité des choses.» (Lanson).
Il a découvert aux Français la Suisse et les Alpes, les profondes vallées et les hautes montagnes. Le succès de la Nouvelle Héloïse fait celui du lac de Genève; on y va chercher les traces de Julie et de Saint-Preux, et on suit celles de Rousseau lui-même à Clarens, à Meillerie, à Yverdon, à Môtiers-Travers et au lac de Bienne.
Il ne faut pas se tromper sur les disciples de Rousseau. Il en a eu tout de suite : Saint-Lambert et ses Saisons, Roucher et ses Mois, Delille avec ses Jardins, son Homme des champs, ses Trois Règnes de la Nature, Bernardin de Saint-Pierre surtout avec la Chaumière indienne, Paul et Virginie et les Harmonies de la nature, ont donné, dès la fin du siècle, des variations sur quelques uns des thèmes lancés par le maître. Mais la véritable postérité de Rousseau n'apparaîtra que quarante ans plus tard : ce sera le grand orchestre romantique. Les préoccupations des derniers années du XVIIIe siècle donneront en effet le pas aux idées philosophiques et politiques, et le grand éclat de la Révolution laissera dans l'ombre les spéculations littéraires. Rousseau idéologue gouvernera avec Robespierre, mais Rousseau musicien ne chantera pas au temps de la guillotine.
Deuxième période : Chateaubriand et Mme De Staël (1800-1820) [modifier]
La littérature de la Révolution [modifier]
L'époque révolutionnaire n'est pas, on le conçoit sans peine, une grande époque littéraire; les préoccupations des esprits allaient alors autre part qu'à la littérature; l'action étouffait le rêve.
De plus, si la période révolutionnaire, à cause de la multiplicité des événements et de leur importance, paraît immense, elle n'a été en réalité que de douze ans, et ce n'est pas en douze ans qu'une littérature se renouvelle, même quand elle a déjà donné des signes de transformation.
À l'exception de Marie-Joseph Chénier, l'auteur de Charles IX, la Révolution n'a pas un nom de poète à citer (Les œuvres d'André Chénier ne seront connues qu'en 1819).
La Littérature de l'Empire [modifier]
Sous l'Empire, Napoléon, qui ne considérait les poètes que comme des accessoires de sa gloire, nécessaires pour la chanter, chargea le grand maître de l'Université, M. de Fontanes (faciunt asinos, il font des ânes, disaient les mauvais plaisants), de lui découvrir des Corneille; mais on ne découvrit que Luce de Lancival, correct auteur d'Hector.
Pendant que Gœthe et Schiller illuminaient l'Allemagne, que Byron révolutionnait littéralement l'Angleterre, que tant de nouveaux horizons s'ouvraient chez les nations voisines, la France ne pouvait montrer que des attardés d'une époque antérieure et de pâles décalques des maîtres : en poésie, des conteurs, des anecdotiers, des demi-élégiaques comme Fontanes (le Jour des Morts à la campagne), Andrieux (le Meunier de Sans-Souci), Arnault (Fables) : au théâtre, les tragédies pseudo-classiques de Népomucène Lemercier, d'Etienne de Jouy ou de Raynouard.
Chateaubriand [modifier]
Heureusement, en marge de la littérature officielle vivait une autre littérature. Le courant issu de Rousseau n'était pas tari, et ses jaillissements, pour n'être intermittent, n'en étaient que plus impétueux.