Trouver le sens à ce chaos

 

Je suis bipolaire

Enfance heureuse, scolarité brillante, avenir prometteur… Pour Marie, 34 ans aujourd’hui, tout allait bien. Jusqu’à un premier chagrin d’amour, qui se termine à l’hôpital psychiatrique : elle est diagnostiquée bipolaire. Depuis, elle navigue entre « sa » réalité et « la » réalité, en essayant de se construire une vie, même un peu particulière.

Valérie Péronnet

« J’avais 19 ans, et je sortais d’un hiver très noir, après une rupture amoureuse. C’était au printemps 1996, à Paris. J’étais moins triste mais, depuis plusieurs jours, je sentais que ça n’allait pas. Tout s’accélérait dans ma tête, je ne dormais plus et je n’arrivais pas à m’arrêter de parler de tout, tout le temps, comme si je réfléchissais tout haut. J’étais très consciente de perdre pied face à la réalité. J’ai décidé toute seule d’aller à l’hôpital de mon quartier. Ils m’ont envoyée dans un service psychiatrique laid et glauque, je m’y suis sentie vraiment très mal. Je ne me souviens pas de grand-chose, à part que mes parents sont venus me chercher et m’ont fait hospitaliser en province, près de chez eux.

Diagnostic

Dans ce petit service chaleureux et accueillant, on m’a expliqué que je souffrais de troubles bipolaires ou maniaco-dépressifs, qui se soignent avec un régulateur d’humeur, et que tout allait bien se passer. Je suis sortie au bout de quinze jours. Mais rien ne s’est vraiment bien passé : le traitement me faisait grossir et dormir, ma vie est devenue sans intérêt. Au bout de quelques mois, j’ai arrêté de le prendre, sans rien dire à personne. Je n’ai pas eu de problèmes jusqu’à la mort de mon grand-père, deux ans plus tard. Je me suis remise à réfléchir tout haut et à parler sans arrêt, de plus en plus vite. Mes parents m’ont ramenée à l’hôpital avant que je perde complètement les pédales.

Différente

Les choses se sont vraiment améliorées quand mon psychiatre a trouvé le médicament qui me convenait, à la dose qui me convenait. J’ai pu reprendre mes études de philo, et une vie normale. Enfin, pas tout à fait normale : j’étais assez heureuse d’être différente. Mes parents, ma famille, mes amis se préoccupaient de moi avec tendresse et bienveillance. J’avais plutôt aimé mes incursions “chez les fous”, que j’avais observés avec intérêt et curiosité, un peu comme on visite un pays étranger. J’avais le sentiment d’appartenir à la grande famille des artistes maudits : Camille Claudel, Samuel Beckett, Charles Baudelaire et tant d’autres. Ça me plaisait beaucoup. J’ai confondu l’art avec la maladie. J’ai cru qu’elle me rendrait talentueuse, comme eux…

Stabilisation

Mon état s’est stabilisé, pendant plusieurs années. À part le traitement et mes deux séjours à l’hôpital, je me sentais parfaitement normale. J’ai fini mes études et j’ai trouvé un travail qui collait à mon besoin de fantaisie, dans une grande institution culturelle. Je côtoyais des artistes, je sortais tous les soirs. J’ai commencé ma vie d’adulte, et une belle histoire d’amour avec Bernard, le cousin d’une copine, à qui je n’ai pas eu à expliquer mon parcours : il était venu me rendre visite à l’hôpital, au moment de mes premières crises… Tout allait bien pour moi. J’allais voir mon psychiatre tous les mois, pour qu’il renouvelle l’ordonnance, et j’avais abandonné l’idée d’une psychothérapie après avoir croisé deux ou trois psys qui m’avaient semblé vraiment trop bizarres.

Nouvelles crises

J’avais presque oublié ma maladie, mais, en 2004, j’ai eu une nouvelle crise. J’ai recommencé à parler, parler, parler. Trop : j’ai confié à une des personnes avec qui je travaillais mes “décrochages” passés. Dans la demi-journée qui a suivi, la moitié de l’entreprise était au courant. Je suis allée me réfugier quelques jours chez mes parents pour éviter de basculer à nouveau complètement. Les mois suivants ont été difficiles.

En 2006, j’ai quitté Bernard. Puis un de mes amis est mort dans un accident de voiture. Pendant l’enterrement, j’ai perdu pied : j’avais la sensation très précise d’être sur un bateau, en pleine tempête. C’était magnifique et terrifiant. J’ai préféré retourner à l’hôpital. C’est seulement à ce moment-là que j’ai commencé à réaliser que mes crises ne tombent pas du ciel, comme une malédiction, mais qu’elles ont quelque chose à voir avec ce que je vis, la mort, les séparations, et le niveau d’angoisse dans laquelle cela me plonge. Mais tout est si compliqué…

J’ai retrouvé Bernard. En septembre 2007, pour mes 30 ans, nous sommes partis dans sa famille, en Corse. Pendant le vol, j’étais persuadée que nous étions les survivants d’une guerre terrible, en mission pour sauver le monde, et que je ne devais en parler à personne. À la sortie de l’avion, j’ai vu un cheval traverser l’aéroport et j’ai couru au milieu du tarmac pour affronter les missiles. J’ai été internée une nouvelle fois. Pas assez longtemps ; quand je suis ressortie, je n’avais toujours pas atterri. Quelques semaines plus tard, de retour à Paris, j’ai à nouveau quitté Bernard. Je me suis perdue dans un grand magasin, dont j’étais persuadée d’être la propriétaire, et puis je suis partie à sa recherche. J’ai marché toute la nuit dans Paris, émerveillée par la beauté de la ville. J’ai jeté mon portefeuille pour devenir pauvre. J’ai joué des heures avec des sacs en plastique qui m’ont fascinée. Au matin, j’ai retrouvé Bernard, et il m’a emmenée à l’hôpital.

Ma réalité et la réalité

A lire

A propos de la maladie bipolaire :

Rien ne s'oppose à la nuit de Delphine de Vigan (Stock 2011)

L'intranquille, autoportrait d'un fils, d'un peintre, d'un fou, de Gérard Garouste et Judith Perrignon (Livre de Poche)

J’ai traversé trois grosses crises les deux années qui ont suivi. C’était épuisant, terrifiant, douloureux,mais ça m’a permis de commencer enfin à comprendre ma maladie. Je ne suis pas dépressive, juste “maniaco”. Quand le monde réel est trop dur ou trop ennuyeux, je m’évade dans un “ailleurs” où tout est décuplé, excessif, absolu, et où je suis invincible. Je n’ai aucune prise sur ces “décollages”, mais je les vis avec une grande lucidité. C’est agréable, exaltant, poétique, surréaliste, comme si j’avais un accès direct à mon inconscient. Mais c’est aussi dangereux, puisque je perds toute notion de sécurité. Et surtout, ça m’isole complètement de la réalité et des gens qui m’aiment. Elle est là, la détresse, dans cette incompatibilité entre mon ici et mon ailleurs. Et dans le retour à la réalité, qui est toujours long et douloureux

Trouver le sens à ce chaos

Il m’a fallu tout ce temps pour comprendre aussi que je ne suis pas que malade. Je dois trouver un équilibre entre les deux Marie : celle qui va bien et celle qui décroche… En plus de mon traitement, dont il n’est pas question que je me passe, j’ai fait une vraie psychothérapie, pour trouver un sens à tout ce chaos. J’ai compris que je ne pourrais pas m’intégrer dans une entreprise, alors j’ai créé ma propre activité. Et je me suis mise à écrire, au lieu de me dire que j’aimerais écrire : je viens de terminer mon premier roman. Je vais vraiment beaucoup mieux. Tellement que je me sens prête à avoir un enfant. Je crois que je ferais une mère un peu différente, mais très acceptable.

Mon fabuleux Bernard, dont je suis de plus en plus amoureuse, a tellement confiance en moi et en nous qu’il est prêt à m’emboîter le pas. Mon psychiatre ne s’y oppose pas : nous sommes en train d’adapter le traitement pour qu’il soit compatible avec une grossesse. Je n’ai pas eu de crise depuis deux ans. J’ai l’impression que je me rapproche peu à peu de moi-même, et que je commence enfin à saisir qui je suis. D’ailleurs, j’aime de moins en moins cette maladie. J’espère qu’elle va me laisser tranquille, le plus longtemps possible. Et même définitivement, pourquoi pas



25/05/2013
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