Bipolaire, mort et oublié
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Bipolaire, mort et oublié
Régulièrement, j’écris quelque chose pour garder le souvenir de Sylvain. Sa mère, Nicole, me laisse des messages sur mon répondeur ou m’envoie un mail de temps en temps. Je ne sais pas quoi lui répondre car Sylvain me manque énormément. Il était mon inspiration, mon ami depuis le début des années 2000. Il a offert ses meilleures années d’activisme à Act Up, il a écrit de nombreux articles pour Têtu, dont plusieurs ont eu droit à la couverture du magazine, quand nous y travaillions ensemble. Sylvain était un homme grand, fort, poilu, avec un visage d’enfant et un caractère généreux (il travaillait au Pôle Emploi), extrêmement passionné dans tout ce qu’il faisait.
Avant Sylvain, je ne savais pas ce qu’était un bipolaire. Pourtant, dès notre rencontre (on est sorti ensemble pendant un mois), j’avais bien compris qu’il était en prise à des sautes d’humeur bien plus importantes que les gens que je connais qui, en général, ne sont pas en reste de ce côté-là. Quand il se mettait en colère, c’était une furie. Quand il faisait l’amour, c’était totalement. Quand il était triste, c’était sans fond. Quand il envoyait un mail, c’était un chapitre. Plusieurs fois, nous nous sommes séparés, plusieurs fois il est revenu. Au bout de la quatrième séparation, j’ai compris qu’il y avait un pattern de comportement, mais je ne savais toujours pas ce que c’était.
Lui non plus d’ailleurs. Il a fallu des années pour qu’un diagnostic fiable soit établi. Pendant toutes ces années, Sylvain a été balayé par ses propres émotions, enchaînant des périodes d’abstinence à des périodes de sexe intense, tiraillé par ses convictions très fortes en matière de prévention: Sylvain était séronégatif et tenait absolument à le rester. Nous discutions sans cesse de cette fragilité émotive qui est, on le sait, un des cofacteurs de la prise de risque dans la sexualité. Nous étions très engagés dans le combat contre le bareback. Pour lui, cette bipolarité était comme un piège incessant et quotidien qui pouvait l’amener aux pires excès. Il a d’ailleurs écrit un des témoignages les plus longs et les plus personnels sur le Crystal et sur les séances de sexe qui durent des jours entiers. Sylvain parlait de ces choses parce qu’il les avait vécues.
Lithium
Quand il a commencé son traitement de Lithium pour la bipolarité, son état s’est nettement amélioré. De l’avis de tous, Sylvain était enfin arrivé à un palier de stabilité qu’il n’avait pratiquement jamais connu de sa vie. Les discussions étaient plus équilibrées, on n’avait plus besoin de tourner 7 fois la langue dans la bouche avant de dire quelque chose qui aurait pu provoquer chez lui une étincelle de colère. L’humour était revenu. Mais, très vite, Sylvain a compris la lourdeur de ce qui lui arrivait. Comme un séropositif, son traitement était à vie. À 30 ans, il aurait à prendre ce traitement jusqu’à la fin de ses jours. Et ça, c’est quelque chose qui vous mine, surtout quand on n’est pas affecté par une maladie chronique. La répétitivité de ce traitement lui rappelait tous les jours que sa santé mentale tenait à peu de chose. Arrêter le traitement, c’était replonger. Comme quand on arrête sa multithéripe pour le sida, on peut tomber malade.
L’autre particularité de Sylvain, c’est que ses articles pour Têtu avaient tous pour base un questionnement psy. Il abordait des sujets que l’on a du mal à publier dans la presse gay, les faiblesses psychologiques, l’addiction, la compulsion, la dépression, l’alcool et les drogues, des sujets que l’on préfère ne pas développer parce que « ça donne une mauvaise image ». Avant de décéder, il avait même fini par obtenir ce qu’il espérait depuis toujours: une chronique de plusieurs pages dans Têtu sur les questions psy en milieu gay. Il était heureux. Et c’est précisément quand il a atteint son but que le courage l’a quitté. Il s’est suicidé méthodiquement, pour ne pas se rater.
Alors, quand je reçois la proposition d’un médecin qui voudrait publier dans Minorités un texte sur le danger de la bipolarité dans la contamination à VIH, je sais désormais de quoi on parle. Ça m’intéresse tout de suite. Ce que je ne sais pas, c’est à quel point ce médecin a ramé pour obtenir le moindre retour de la part de la communauté gay et VIH. Que ce soit à Act Up ou à Têtu, tout le monde se rappelle (enfin j’espère) le parcours de Sylvain. Quand un militant s’empare d’un thème de travail et en fait sa spécialité, son nom reste associé à ce travail. C’est ce qu’on appelle l’empowerment. Quand un journaliste parvient à convaincre toute une rédaction de l’intérêt d’un sujet d’écriture, ses articles sont dans les archives. Et quand il décède, tout devient plus dramatique. Et surtout, 2009, c’est encore frais dans la mémoire. Cela ne sert à rien de pleurnicher sans cesse sur les morts de la communauté gay si on n’est pas capable de se rappeler ce que ces personnes disparues ont apporté, concrètement, à cette communauté. Cela ne sert à rien de travailler sur le sida si on oublie le legs historique que chacun a apporté dans l’édification d’un monument commun. Je vais dire mieux: ne pas se rappeler cet héritage est une honte.
Revenez plus tard. Ou pas.
Quand vous lisez le témoignage de Vincent Trybou dans cette Revue de Minorités, une chose est claire: personne n’a voulu encourager une sollicitation sincère de la part d’un médecin qui décide de s’engager sur un sujet qui lui est cher. D’un côté, on critique les médecins pour leur pathologisation de l’homosexualité. De l’autre, on considère qu’ils ont manqué à leur conviction quand ils ne s’engagement pas personnellement. Que ce soit à Aides, Act Up ou à Têtu, la réponse a été la même: computer says no. Des mois d’insistance, des rendez-vous qui ne servent à rien, des renvois vers d’autres personnes, des années qui passent et pendant ce temps, d’autres personnes bipolaires sont confrontées à la prise de risque lors des relations sexuelles. Des personnes qui sont payées (parfois grassement, et ne me tentez pas, je pourrais vous donner leur salaire net) pour suivre un sujet dans un organisme, qu’il soit associatif ou privé, et elles laissent traîner l’affaire. Le nombre des homosexuels contaminés par le VIH ne cesse d’augmenter dans les pays occidentaux. Et on se renvoie la balle. Allez voir untel. Revenez plus tard. Ou ne revenez pas du tout.
À mon époque, dans l’activisme sida, si un professionnel du milieu médical nous contactait, on était toujours à l’écoute. On rêvait de voir des infirmiers, des infirmières, des médecins, des chercheurs ou des pharmaciens s’engager aux côtés des personnes séropositives. C’était notre rêve – et il s’est réalisé. Tout ce que nous avons obtenu dans le sida et ailleurs, c’est parce que ces professionnels ont apporté et partagé leur savoir à des gays comme nous qui ne savions rien. Aujourd’hui, on les regarde comme s’ils avaient un agenda caché, comme s’il y avait derrière une machination d’un géant de l’industrie pharmaceutique.
Et je ressens alors une fureur sourde à l’intérieur de moi. Un de mes meilleurs amis, perdu pour toujours, qui avait une marotte très naïve, peut-être : que son affection puisse aider d’autres personnes dans la même situation que lui, et aider leur entourage à mieux comprendre ce problème de bipolarité. Et son travail n’a servi à rien puisqu’à Act Up, on ne se rappelle pas de lui, puisqu’à Têtu, on ne se rappelle pas de lui non plus. Et je n’ai pas créé Act Up ni Têtu pour qu’on oublie la mémoire et le travail des personnes qui sont mortes pour porter un sujet de combat. Et vous me faites honte, et je sais très bien quelles sont les personnes, nommément, qui sont responsables de cette honte. Et vous pouvez me traîner en justice pour ce que je dis ici, mais je vous crache à la figure, car vous faites atrocement mal votre travail. Quelqu’un est mort, et vous n’êtes mêmes pas foutus de vous rappeler de ce qu’il a offert aux autres. Quelqu’un est mort et vous avez pris sa place. Quelqu’un est mort et vous engrangez le salaire de celui qui n’est plus là.