Je suis tombé amoureux d'une bipolaire
"Je suis tombé amoureux d'une bipolaire"
Gilles, 34 ans, prof de français plutôt plan-plan, est raide dingue de Katia, tornade blonde au regard clair. Mais Katia souffre de ce que l'on appelait jadis une "psychose maniacodépressive". Inventaire des dégâts.
La première fois que j’ai rencontré Katia, je l’ai trouvée très vivante, presque excentrique. C’était en été, lors d’un concert à Argelès-sur-Mer, non loin de Perpignan. Une ravissante Allemande qui habitait chez des amis d’amis, dans une jolie maison avec un arbre magnifique, un mûrier ancien. Katia portait un microshort en jean avec de vieilles bottes mexicaines blanches. En haut, un gilet qui couvrait à peine ses seins de garçon. Elle avait un chapeau de cow-boy en paille acheté dans un aéroport, des lunettes de soleil et, à la main, un vieux sac à fleurettes Liberty qui contenait ses tampons, son démaquillant, un recueil de poésie de Goethe, trois culottes et un tas de médicaments. Je crois que c’est à peu près tout. Elle arrivait d’Allemagne dans un minibus conduit par des copines qui s’occupaient de castings pour des défilés de mode. Ces dernières étaient parties à Barcelone, Katia avait préféré rester chez mes amis.
Elle avait pour seul compagnon un petit chat en laisse prénommé Hercule. Avec ces deux-là, les choses les plus simples, comme préparer une salade niçoise ou téléphoner à des amis, devenaient des affaires périlleuses. Le chat sautait sur la table pour dévorer le thon dans la salade, pendant qu’elle vous arrachait le portable des mains pour parler avec vos interlocuteurs. En une nuit, je suis tombé sous le charme. Pourtant, lors de la soirée où je l’ai rencontrée, mauvais présage, un barbu genre intello m’avait mis en garde entre deux portes: «Regardez-la manier son rouge à lèvres… C’est une folle.» Comment croire un vieux type qui juge une femme sur sa façon de se maquiller? Après la fête, j’aurais normalement dû rentrer retrouver ma compagne, Tiphaine. Moi qui ne découchais jamais, j’étais ensorcelé. J’ai dormi dans la chambre d’amis avec Katia et Hercule pendant… huit jours. Au bout d’une semaine, j’étais fou d’amour. Ma vie de couple était fusillée et je commençais à comprendre à qui j’avais affaire.
Katia était violemment émotive. Impossible de faire le moindre projet (même aller au marché): elle n’aimait que l’improvisation, le premier geste. Elle avait des moments d’abattement complet. Elle devenait alors très agressive, ou trop sensible, pleurait, hurlait, puis repartait dans la joie. Des cycles d’une heure ou deux, parfois de dix minutes. Quand elle pensait à prendre ses médicaments, ça se stabilisait pour une journée, une soirée. Son magnétisme tenait à sa faiblesse. C’est pour cela que je suis resté près d’elle. Pas question de la laisser seule. Soit elle était bien et j’avais envie de rester, soit elle était mal et je me serais senti un salaud de la quitter. Ses sautes d’humeur lui donnaient une forme d’autorité, de dictature qu’elle exerçait sur les autres. Moi le premier.
Au début, j’ai cru pouvoir la dompter. J’ai mis ses troubles sur le compte de l’alcool – elle buvait pas mal de pastis dès le matin. J’ai essayé de la calmer, de la raisonner. Elle s’est laissée faire comme une petite fille. Elle n’a plus bu, mais ça n’allait guère mieux. Sa bonne volonté et sa gentillesse étaient désarmantes, on avait vraiment envie de la protéger. Lorsqu’elle allait bien, elle était enthousiasmante: elle vous comprenait à demi-mot et avait des attentions exquises. Je lui dois la plus belle soirée de ma vie. Ce devait être le deuxième ou le troisième jour, nous étions à la piscine, près du vieil arbre. Elle avait trouvé une guitare, et elle m’a chanté des airs du film Peau d’âne, de Jacques Demy, ce conte pour petite fille folle. Je n’oublierai jamais son chapeau de paille baissé sur les yeux incroyablement bleus, sa voix cassée, son léger accent allemand sur ces paroles si simples.
Après il a bien fallu rentrer, expliquer à Tiphaine que c’était fini. J’ai laissé toutes mes affaires dans notre appartement commun et des copains nous ont hébergés Katia et moi. Un mois de galère. C’est lorsque nous avons enfin été logés que Katia a décidé d’aller voir ses parents, en Allemagne, pour récupérer ses vêtements et ses livres. Je me suis retrouvé seul dans un appartement sans âme avec Hercule. Une fois chez ses parents, elle a cessé de m’appeler pendant une semaine. Puis ça a été des coups de fil en pleine nuit. Souvent en pleurs. Sa mère, une maniacodépressive sévère, et elle se tiraient mutuellement vers le bas. La rentrée scolaire est arrivée… Pour simplifier les choses, il se trouve que Tiphaine et moi étions professeurs dans le même établissement. Nous avions retissé des liens. C’était ça ou la guerre… Et puis, à distance, je commençais à en avoir marre du stress de Katia, de ses délires. Un soir, elle a débarqué dans l’appartement sans vie que je m’apprêtais à rendre. Je lui en voulais à mort mais dès que j’ai ouvert la porte, toute rancune a disparu. Ce qui m’a frappé, c’est qu’elle avait beaucoup maigri. Elle était tellement belle et tellement triste. Tout de suite, je me suis dit que j’allais essayer de vivre quelque chose avec elle, qu’elle en valait la peine, même si cette décision devait me mettre à dos ma famille, mes collègues, qui soutenaient Tiphaine, et une bonne partie de mes amis.
La période qui a suivi a été infernale. Dès que j’ai mesuré la gravité de la maladie de Katia (elle est bipolaire de type 2, une forme atténuée de maniacodépression), je lui ai pris un rendez-vous avec un psy. Puis j’ai essayé d’organiser sa vie pour qu’elle puisse donner des cours particuliers de musique ou d’allemand. Mais il suffisait d’une crise pour tout flanquer par terre. Elle restait couchée dans le noir pendant plusieurs jours et me jetait des objets à la tête quand je rentrais. Elle avait des lubies, comme jouer aux cartes toute la nuit. Dès qu’on était ensemble, je n’avais plus de vie personnelle, plus d’autres repères que ses humeurs. Il fallait suivre ses cycles, être toujours prêt à intervenir. J’ai changé de métier: je suis devenu infirmier. Il y a un mois, elle est retournée en Allemagne. Et depuis trois semaines, plus de nouvelles. Je crois que je vais essayer de la quitter. C’est trop fatigant. Je risque d’y laisser ma santé. Elle n’a mis que du désordre dans ma vie.
Propos recueillis par Louis Vernet