Freud était-il un bon père ?

 

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Freud était-il un bon père ?

Freud n’était pas le pervers incestueux décrit par le philosophe Michel Onfray pour démonter ses théories. Inédite, la parution de sa correspondance privée avec ses enfants révèle l’intimité d’une famille pas si différente des autres…

Isabelle Taubes

Après les attaques dont le découvreur de l’inconscient a fait l’objet ces dernières années, notamment avec le très contestable essai de Michel Onfray, Le Crépuscule d’une idole, la parution simultanée de ces Lettres à ses enfants et de sa Correspondance avec sa fille Anna, la seule psychanalyste de la fratrie, apporte un éclairage différent. Un manipulateur, un escroc, un pervers, cet homme, qui peu après la naissance de son aînée, Mathilde, s’extasiait : « Ma petite se développe magnifiquement et ne fait qu’un sommeil chaque nuit, ce qui est la plus grande fierté de chaque père » ? Aux antipodes de l’image du savant austère dépeinte par la plupart des commentateurs, nous découvrons un homme à l’écoute, maniant l’humour et le second degré.

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Freud affirmait qu’attribuer aux enfants les noms d’ancêtres défunts était une façon de les ressusciter. Aussi donna-t-il aux siens les prénoms de personnages ayant déterminé le cours de sa vie.

C’est par amitié pour son collègue et complice Josef Breuer, dont l’épouse portait ce prénom, que Mathilde (1887-1978) en a hérité. Jean-Martin, dit Martin (1889-1967), devait le sien à Jean- Martin Charcot, géant de la neurologie avec qui Freud étudia à Paris entre 1885 et 1886. Oliver, surnommé Oli (1891-1969), rappelait que le jeune Sigmund avait admiré Oliver Cromwell. Ernst (1892-1966) maintenait vivant le souvenir du professeur Ernst Brücke, qui avait soutenu Freud et favorisé sa carrière. Sophie (1893-1920) reçut son prénom en mémoire d’un camarade d’étude de son père, décédé avant sa naissance, et dont l’épouse s’appelait Sophie. Anna (1895-1982) devra sans doute le sien à la fille d’un professeur d’hébreu particulièrement apprécié. Si Sophie était réputée pour sa beauté, son aînée Mathilde avait un physique plus difficile. Passionnée de lecture et d’opéra, curieuse des théories paternelles, elle aspirait à une vie intellectuelle à laquelle elle ne put accéder. La cadette, Anna, plus combative, réussit à marcher sur les traces paternelles.

Mais Freud ne tenait pas à ce que ses six enfants deviennent psychanalystes : pour exister intellectuellement à ses yeux, celle que, vieillissant, il surnommera son Antigone, et qui sera son élève, sa confidente, sa collègue, aura dû se battre. Martin fera des études de droit. Oli, d’ingénieur – il connaîtra surtout la psychanalyse pour soigner sa névrose obsessionnelle. Ernst sera architecte.

Aujourd’hui, les enfants de psys sont généralement les premiers à se plaindre de leurs parents ! Pourtant,nous pouvons poser que papa Freud tint plutôt bien son rôle. En tout cas si nous acceptons la vision psychanalytique du « bon père ». À savoir une figure capable de transmettre la loi, de fournir des repères, mais aussi de respecter la personnalité de ses enfants tout en leur permettant de s’individualiser.

Pas de leçon de morale, mais pas de tabous

Si durant l’année, lui qui travaillait de l’aube à la nuit tombée, était souvent en retrait, silencieux, derrière son cigare, l’été, la famille se retrouvait dans un chalet en pleine nature où les liens se renouaient. De nombreuses lettres attestent de la passion des Freud pour la montagne, la forêt, la nature et ses habitants, et pour les chiens. Sans être intimement mêlés à la vie professionnelle de leur père, les enfants n’en furent pas écartés : ils connurent la plupart de ses collègues, de ses patients. Sans que rien leur soit imposé, ils purent s’initier « à la méthode thérapeutique de papa ». Garçonnet, Martin était fier de proclamer qu’il était « le fils aîné de Sigmund Freud ».

À l’époque où les premières lettres s’échangent, les enfants Freud sont de jeunes adultes dotés de leur propre personnalité, en âge de se fiancer ou de se marier. Aucun discours moralisateur. Pas de sujet tabou. Quand il parle de santé avec ses filles, le père n’hésite pas à évoquer leurs règles, le corps malade dans ses aspects les moins ragoûtants. Du respect, mais aussi de la franchise : il explique à Mathilde que si tant de jeunes étudiants et patients rêvent de l’épouser, c’est en raison du « transfert » – le lien affectif entre le patient et le thérapeute – qui s’est déplacé sur elle. Elle ne doit donc pas se faire d’illusions. 

En 1912, avec un humour plutôt décalé, il écrit à Max Halberstadt, photographe, qui deviendra l’époux de Sophie : « Ma petite Sophie […] est revenue, sereine, rayonnante et résolue, et nous a fait cette communication qu’elle s’était fiancée à vous. Nous avons compris […] que nous n’avions rien d’autre à faire qu’à dispenser la formalité de notre bénédiction. Étant donné que nous n’avons jamais eu d’autre souhait que celui que nos filles se donnent selon leur libre inclination, comme l’a fait du reste notre aînée, nous ne pouvons qu’être très contents de cet événement. » Il donne son avis sur les fiancé(e)s de ses enfants, mais s’interdit d’interdire, de frustrer leur désir. Il sait accueillir leurs conjoints qui ne se sentiront jamais « pièces rapportées ».

À lire

Lettres à ses enfants (1907-1939) de Sigmund Freud
Correspondance inédite traduite par Fernand Cambon, considéré comme l’un des plus grands traducteurs de Freud (Aubier, 2012).

Correspondance 1904-1938 de Sigmund et Anna Freud
Les nombreuses lettres entre le père et sa dernière fille, la plus proche de lui (Fayard, 2012). 

« Restons soudés » est le mot d’ordre de Freud, celui qui lui fera tenir le cap dans les moments les plus difficiles, face à la maladie, au péril nazi. Dans les lettres du père, c’est souvent le « nous », ou « maman et moi », qui prime. Voilà qui porte un coup salutaire à la légende selon laquelle Freud, patriarche misogyne, ne faisait pas cas de son épouse Martha. Il soutient financièrement ses enfants et ses beaux-fils, même largement adultes, lorsqu’ils sont au chômage ou ont besoin d’argent pour se soigner. Lui qui a manqué de soutien pour étudier et faire carrière veut leur donner cela. Il n’en tire aucun sentiment de supériorité. Il est poussé à cette générosité sans faille par « ce sentiment dont un père juif a un besoin pressant, tant pour vivre que pour mourir : le sentiment que les enfants sont à l’abri des besoins ».

Quand Sophie meurt en 1920 d’une pneumonie grippale, il perd le goût de vivre. Incapable d’oublier, il conserve son portrait en médaillon. Et quand son petit-fils préféré, Heinerle, disparaît à son tour tragiquement en 1923, il estime que rien n’a plus d’importance pour lui. Car il n’y avait « guère jamais eu d’être humain, à coup sûr jamais d’enfant, qui lui eut été cher à ce point ». Freud écrit régulièrement aux conjoints de ses enfants et restera en contact avec Max Halberstadt jusqu’à sa mort. En novembre 1928, vieil homme malade, il envoie ces mots à son fils Ernst : « Ce fut tout de même pour moi une expérience précieuse que d’apprendre combien on peut recevoir de ses propres enfants. »

 



05/06/2013
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