"Hourra, mon trouble est enfin reconnu comme une maladie mentale"

 

 

Rue 89 : "Hourra, mon trouble est enfin reconnu comme une maladie mentale"

le 29 avril 2013

Le DSM, bible américaine des maladies mentales, sort sa version 2013. Les nouveaux « malades » sont ravis d’être reconnus, les labos aussi. Les psys s’inquiètent.

Depuis sa première publication en 1952, chaque nouvelle édition de cette « bible des psychiatres  » voit la liste des troubles mentaux répertoriés s’allonger. De nombreux observateurs critiquent cette inflation, pointant la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à étendre leur marché en « médicalisant » un maximum de comportements et d’émotions.

 

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Hourra ! Mon trouble est enfin reconnu comme une maladie mentale

Laura Raim | Journaliste

      

Le DSM, bible américaine des maladies mentales, sort sa version 2013. Les nouveaux « malades » sont ravis d’être reconnus, les labos aussi. Les psys s’inquiètent.

Cris de joie sur le forum des « dermatillomaniacs » : « Nous sommes reconnus par le DSM-V ! ». La communauté de ceux qui se triturent compulsivement la peau, les boutons et les cicatrices auront en effet officiellement leur place en mai dans la dernière version du Diagnostic and statistical manuel of mental disorders (DSM) – la référence mondiale en matière de pathologies mentales.

« Je me sens moins comme une freak », confie une « skinpicker » sur le site. Les gratteurs de peau ne sont pas les seuls à se réjouir de leur nouvel estampillage « trouble DSM ». Les syllogomanes (« hoarders »), qui accumulent compulsivement des choses inutiles, ont eux aussi droit à leur propre catégorie.

Depuis sa première publication en 1952, chaque nouvelle édition de cette « bible des psychiatres » voit la liste des troubles mentaux répertoriés s’allonger. De nombreux observateurs critiquent cette inflation, pointant la responsabilité des laboratoires pharmaceutiques qui cherchent à étendre leur marché en « médicalisant » un maximum de comportements et d’émotions.

Mais la création de « nouvelles » maladies n’est pas seulement le résultat du lobbying pharmaceutique. Elle répond aussi à une pression de la part des patients eux-mêmes.

L’enjeu économique

DSM : tous malades mentaux ?
« On l’attend comme le dernier Harry Potter », s’amuse une psychologue parisienne. Le DSM-V, la cinquième version du répertoire des maladies mentales, sort en librairie en mai. Les hypocondriaques ne seront pas déçus : la dernière mouture du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, rédigé par l’Association américaine de psychiatrie (APA), pourrait recenser plus de 500 « troubles » mentaux. Lire la suite

Concrètement, la reconnaissance d’un trouble par le DSM ouvre la voie au financement de recherches cliniques. Les hoarders et les skinpickers ont donc l’espoir que les labos développent prochainement des médicaments spécifiques à leur maladie, d’autant plus que ces médicaments pourront désormais être remboursés.

En effet, les mutuelles américaines ne prennent en charge que les soins pour des troubles inscrits dans le DSM. Ce qui explique par exemple que certains transsexuels, pour se faire rembourser leur opération de changement de sexe, ne veulent surtout pas être sortis du manuel.

Pour certains d’entre eux, être considéré comme malade a aussi été une manière de se constituer victime dans des cas de discrimination à l’embauche. Alors que les écoles américaines souffrent de financements publics insuffisants, être diagnostiqué comme autiste est le seul moyen d’avoir accès à des classes de taille réduite et à du soutien personnalisé.

C’est pourquoi les associations de malades ont été extrêmement attentives à l’élaboration du DSM-V, dont les enjeux débordent largement les questions de soin. Le philosophe Steeves Demazeux, auteur de « Qu’est-ce que le DSM ? », explique :

« Dans une société où l’un des seuls discours audibles est le discours médical, les luttes pour la reconnaissance des droits empruntent nécessairement le langage médical. Si vous dites à votre employeur que vous êtes très “fatigué”, vous ne pourrez pas prendre la journée. Si vous lui montrez un arrêt maladie fourni par votre médecin pour dépression, vous avez déjà plus de chances d’être entendu. »

Une identité

Au-delà de ces avantages matériels, la reconnaissance d’un trouble par le DSM est générateur de bénéfices plus psychologiques. Les psychiatres ont en effet remarqué que de nombreux patients ont tendance à s’emparer de leur diagnostic médical pour en faire un pilier de leur identité. Le psychiatre Maurice Corcos écrit dans son ouvrage « L’homme selon le DSM » :

« Certains patients, en recherche éperdue d’une image d’eux-mêmes qui puisse leur dire qui ils sont, sont enclins à accepter avec une grande facilité les étiquettes diagnostiques […] qui leur confèrent comme une identité de compensation. Si en outre cette souffrance ainsi épinglée peut leur permettre une reconnaissance médiatique (“vu à la télé”), […] alors ils peuvent d’eux-mêmes accepter d’être les prisonniers de cette image. »

Collection d’insectes (Net_efekt)

De fait, si la syllogomanie a trouvé sa place dans la bible des troubles mentaux, c’est en partie grâce à la très populaire émission de télé-realité américaine « Hoarding : Buried Alive ». Diffusée sur la chaîne TLC, cette série suivait les syllogomanes dans l’enfer de leur maison devenue bric-à-brac.

Les auteurs du DSM ont pourtant essayé de « désessentialiser » la maladie mentale, en se référant au trouble que l’on a plutôt qu’au malade que l’on est. « Le patient n’est pas schizophrène, il a une schizophrénie, tout comme il pourrait avoir une grippe », explique Steeves Demazeux. « Les patients ne s’en approprient pas moins l’étiquette médicale, qui les pousse parfois à faire des “carrières” de malades mentaux ».

Des vertus déculpabilisantes

En identifiant comme « troubles » les simples traits de caractère ou réactions émotionnelles qui semblent empêcher d’atteindre un certain idéal de « bien-être », le DSM procure également au patient un autre bénéfice de taille : il donne une « excuse ».

Dans une société qui valorise plus que tout la responsabilité individuelle et la performance, la maladie mentale peut jouer comme l’une des rares échappatoires permettant de dédouaner le malade – et même ses parents.

Comme le rappelle Alain Ehrenberg dans « La fatigue d’être soi », le propre de la psychiatrie est de transformer « des entités morales dont la personne est responsable en entités médicales dont la personne est atteinte », l’affection mentale désignant « l’irresponsabilité dans la liberté de l’homme ».

En créant de nouvelles maladies, le DSM étend les possibilités d’exonération. Ainsi, si un enfant turbulent n’est pas l’enfant sage imaginaire qu’avaient fantasmé les parents, le DSM-V propose une nouvelle catégorie de trouble qui pourra les déculpabiliser : le « trouble de dérégulation dit d’humeur explosive ».

Il concerne en effet les enfants de plus de 6 ans qui présentent une irritabilité chronique et au moins 3 accès de colère par semaine pendant plus d’un an. Le psychiatre Maurice Corcos s’en amuse dans son ouvrage :

« Les pédopsychiatres connaissent tous beaucoup plus de parents d’enfants surdoués que d’enfants sous-doués, et aussi beaucoup de parents d’enfants pseudo-hyperactifs rêvant de calme et de béatitude absolue. »

Quelques nouveautés du DSM-V
  • L’hyperphagie boulimique ou « binge eating disorder » : les critiques avertissent que le fait d’ingurgiter un pot de glace est souvent un indice de dépression ou d’anxiété plutôt qu’une maladie en soi ;
  • la syllogomanie, ou « hoarding », est un trouble d’accumulation compulsive ;
  • le trouble de dérégulation dit d’humeur explosive, « disruptive mood dysregulation disorder », concerne les enfants de plus de 6 ans qui présentent une irritabilité chronique et au moins 3 accès de colère par semaine pendant plus d’un an. Ce diagnostic viserait à réduire les surdiagnostics de trouble bipolaire chez les enfants. Mais certains craignent que la moindre crise de colère d’un enfant soit requalifiée en pathologie ;
  • la dermatillomanie est le fait de compulsivement se gratter ou de s’excorier la peau. Ce nouveau trouble vient compléter la trichotillomanie (l’arrachage compulsif de ses propres poils ou cheveux) ;
  • le deuil ne sera plus systématiquement exclu du diagnostic de dépression ;
  • les transsexuels ne sont plus considérés comme des malades mentaux : le « trouble de l’identité sexuelle » a été remplacé par la « dysphorie de genre », une incompatibilité marquée entre son vécu et le sexe assigné.

 

Les propositions controversées rejetées

  • Le « syndrome de psychose atténuée », qui avait d’abord été proposé sous le nom de « syndrome de risque de psychose », aurait permis de diagnostiquer chez les adolescents le risque qu’un trouble psychotique se développe à l’âge adulte, sans que le moindre trouble soit avéré.
  • la cyberdépendance aux jeux ;
  • le syndrome d’aliénation parentale (lorsque l’enfant subit la pression de l’un des parents qui cherche à détruire l’image de l’autre parent) ;
  • le trouble de l’hypersexualisation, (addiction sexuelle), qui avait notamment été inspiré par les frasques de Tiger Wood.

Des solutions apparemment rapides

Un autre des bénéfices secondaires du DSM tient au fait que si la cause du problème ou de l’angoisse est déclarée médicale, alors la solution est médicale également.

Le répit est donc double : nous sommes dispensés non seulement de chercher à comprendre les vraies causes de nos difficultés, mais aussi d’essayer de changer ce qui dans notre vie ou notre société est réellement à l’origine de notre souffrance. De fait, il est plus facile d’avaler des médicaments que de se confronter à ses problèmes de couple ou à l’organisation du travail.

Il n’est toutefois pas certain que la réponse médicale soit la plus efficace. Car quand les antidépresseurs aident par exemple à supporter des conditions dégradées de travail, c’est le symptôme qui est traité, bien plus que sa cause. Le sociologue Vincent de Gaulejac, lors d’un colloque sur le management, explique :

« Si le malaise et la conflictualité s’expriment au niveau interne, psychosomatique et somatique, les causes du mal-être sont dans l’organisation du travail, dans les pratiques de management, dans les nouvelles formes de gestion et de communication.

Si on veut agir sur les causes, il ne faut pas se tromper d’objet et ne pas simplement se préoccuper de gérer les effets personnels et individuels. L’essentiel du combat syndical devrait se focaliser sur ce point : redonner une dimension sociale et collective à un mal-être actuellement exprimé dans les registres somatiques et psychosomatiques. »

L’ombre du Big Pharma

Ce tournant médicamenteux n’échappe pas à l’industrie pharmaceutique. A partir des années 80, les laboratoires investissent massivement non seulement dans la publicité des médicaments, mais aussi dans le lobbying, la formation des psychiatres et les colloques.

Cette stratégie porte ses fruits : selon Christopher Lane, près d’un quart de la population américaine a déjà pris des antidépresseurs. Les labos nouent surtout des liens étroits avec les cliniciens influents, à commencer par les rédacteurs du DSM. Résultat : 70% des auteurs du DSM-V ont déclaré avoir des liens financiers avec les labos, contre 57% pour le DSM-IV.

Une évolution qui explique en partie que les auteurs aient eu de fortes incitations à « trouver » de nouveaux troubles, mais aussi à élargir les critères et baisser les seuils de diagnostic pour les troubles existants. Une des plus juteuses réussites des labos a été la prétendue « épidémie » du trouble bipolaire chez l’enfant.

Entre 1994 et 2003, le diagnostic pour cette affection, anciennement connue sous le nom de psychose maniaco-dépressive, a été multiplié par 40 aux Etats-Unis. « Etes-vous bipolaire ? » titre le Nouvel Observateur dans sa une de février, misant manifestement sur le fait que de nombreux lecteurs pourraient potentiellement se sentir concernés.

« Vous n’êtes pas timide, vous êtes malade »

La formule semble toute simple : toute difficulté de la vie peut être requalifiée en dysfonctionnement pathologique, pour ensuite donner lieu à une proposition médicamenteuse. Une femme de mauvaise humeur avant ses règles a un « syndrome dysphorique prémenstruel ». Une autre qui n’a pas envie de coucher avec son mari a un « trouble du désir sexuel ». Celui qui n’ose pas manger seul au restaurant a une « phobie sociale ».

Apparue dans le DSM-III, cette sous-variété des troubles de l’anxiété a été qualifiée de « trouble de la décennie » en 1993 par le magazine Psychology Today. Une fois que cette maladie a été reconnue, les labos ont pu faire sa publicité directement auprès du public aux Etats-Unis, avec des slogans tels que « Vous n’êtes pas timide, vous êtes malade ».

Avec le DSM-V, une personne âgée qui commence à perdre la mémoire aura un « trouble neurocognitif mineur ». Et parmi les autres « nouveaux-nés » du crû 2013 figure la syllogomanie, soit l’accumulation compulsive de choses inutiles – on pressent une hécatombe chez les philatélistes.

 



07/05/2013
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