Extrait de Service volé d’Isabelle Demongeot
Janvier. Il fait un froid de gueux et mes mains tremblent, mes bras tremblent, mes jambes tremblent. De froid, sans doute, je ne sais pas. En face, immobile dans son survêt’ bleu, Régis prend son temps. La balle rebondit sous sa raquette, une fois, deux fois, trois fois, ne te gêne pas, continue comme ça, si tu pouvais continuer toute la nuit jusqu’à demain matin, ça m’arrangerait bien. Je jette un coup d’œil à ma montre, 19 h 45, une décharge me traverse l’estomac ou le foie, je ne sais pas, et le cœur qui chavire et se déchaîne, et les mains qui se mettent à suer…
« Bon, tu n’es plus bonne à rien, ça suffit pour ce soir. » Redécharge électrique, oh non. Non non non non. Je regarde ma montre, 19 h 48, je vais y avoir droit, mon Dieu, faites que non, pas ce soir, demain, après-demain, tant que Vous voudrez, mais pas ce soir… « On ferme la boutique ! Tu ramasses, je vais éteindre les lumières. »
Bien sûr que je ramasse. A mon tour de prendre mon temps, je regarde le court jonché de balles jaunes. Sous la lumière crue des projecteurs, elles sont presque fluorescentes et je compte les balles jaunes, une, deux, je traîne mes semelles, je mets les balles dans le seau, et puis une autre, une autre… Les balles s’empilent dans le deuxième seau, j’en fais tomber, je ne fais pas exprès, c’est à cause de mes mains qui tremblent, et puis ce mal au ventre, je me plie en deux et je me redresse, et je respire à fond, et une, et deux. « Clac », le premier projo qui s’éteint. Je prends les dernières balles, je me dépêche, je les jette dans le seau, ça y est, c’est fini, je soulève les deux seaux et je traverse le court, puis j’emprunte l’allée de gravillons, je suis arrivée au bout de l’allée, face à moi le cagibi blanc qui se découpe dans la nuit et la haute rangée de cyprès, pas un bruit, je ne pense à rien, surtout à rien, et j’ouvre la porte, « clac », le dernier projecteur s’éteint, des pas sur le gravier, tout est noir. Je me dirige avec mes seaux vers le fond du cagibi où attend le Caddie, je trébuche sur je ne sais quoi, une bêche ou une pelle, je vide les seaux dans le Caddie […] vite, je me dépêche, rejoindre Régis sur le parking, qu’il me ramène vite à la maison, j’ai tellement faim…
Trop tard, le gravier crisse, la silhouette se devine dans son survêtement bleu, il se fige un moment dans l’embrasure, il entre, ces yeux de fou, ce n’est plus lui, c’est l’Autre, il repousse la porte derrière lui, la ferme doucement, toujours si doucement, ne pas faire de bruit surtout, un pas et le voilà sur moi, à genoux devant moi, il souffle, il enfonce son groin moustachu en faisant mmmhhhh et puis il descend ma culotte, et moi j’ai tellement peur que je ne bouge pas. […]
Un million de fois, je me suis demandé à quel moment j’aurais pu, j’aurais dû faire que ça ne se passe pas, quand est-ceque je n’avais pas fait le geste qui aurait empêché, et d’abord ce geste, qu’est-ce que c’était ? J’avais peur à crever, j’avais envie de vomir, mais je ne lui ai pas cassé le nez, je ne lui ai pas crevé les yeux ; je ne lui ai pas brisé la lampe de chevet sur la tête. Je n’ai même pas crié, je n’ai même pas dit non. […]
Elles font mal, toutes ces questions de bon sens qui ne cherchent pourtant qu’à comprendre, elles me jettent à la figure ce que je n’ai jamais cessé de penser : c’est ma faute. Parce que oui, c’est vrai, j’avais tout ce qu’il fallait pour résister, l’exemple de mes frères et sœurs aînés, mon foutu caractère, et pourtant je n’ai pas bougé de mon dessus-de-lit mité quand il est parti en exploration avec ses grosses pattes et sa langue, ni le premier soir, ni non plus le deuxième, et pas plus le troisième. Et quand, un mois plus tard, il m’a obligée à bien regarder son truc avant de me l’enfoncer, j’ai obéi comme une petite fille bien sage. Il me disait : « C’est entre nous, tu ne dois rien dire, je suis là pour t’apprendre ça, n’aie pas peur et surtout ne crie pas. »
Et j’ai obéi, moi qui n’en ai jamais fait qu’à ma tête, moi l’emmerdeuse, le petit pot de glu, la capricieuse. Et puis pendant neuf ans, j’ai enduré cette haleine de dents cariées, ces mains aux ongles en deuil, ces sous-vêtements douteux qui puaient la sueur et le rance, prête à tous les dégoûts. Pourquoi ?
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