Rechutes dépressives, affirmation de soi et estime de soi, par Vincent Trybou
Rechutes dépressives, affirmation de soi et estime de soi, par Vincent Trybou |
Lors d’une discussion au téléphone avec votre administrateur adoré de Bipolaire info, nous abordions les rechutes dépressives dans le trouble bipolaire, et le côté biologique et très mécanique de la chose « en fait on y peut rien, ca rechute tout seul, c’est biologique »... Oui et non. Oui, c’est important de reconnaître l’importance du facteur génétique dans les troubles bipolaires. Chez beaucoup de patients, les montées et les descentes sont biologiques, sans raison, sans déclencheur. Mais quand un patient, bien soutenu par son traitement (c’est un critère toujours vital à regarder), et qui connaît par cœur sa maladie et ses mécanismes, n’arrive pas à lutter contre des rechutes dépressives, il faut investiguer ailleurs.
En effet, chez ces patients, on voit clairement (et ils le disent) que les montées en excitation (hypomanies) sont dues à des projets, des rencontres, des bonnes nouvelles, et les dépressions à des contrariétés. Comme le disait une patiente « je suis tellement hypersensible et à fleur de peau que le moindre souci peut me faire tomber en dépression ».
D’où l’idée aujourd’hui de parler des différents facteurs qui peuvent expliquer ces rechutes dépressives : on peut tomber en dépression quand on a l’impression de ne pas savoir gérer le monde dans lequel on vit, qu’on se sent impuissant face à lui. Et le plus souvent, sous cette impuissance se cache une difficulté à s’affirmer, à donner son opinion, à faire valoir ses droits, à devenir indépendant des autres, …
Prenons un exemple, simple et que l’on rencontre très souvent au CTAH : un patient, dans les 40 ans, consulte pour x rechutes dépressives. Il a un trouble cyclothymique, il sait ce que c’est, suit bien son traitement, mais n’arrive pas à échapper à de nombreuses dépressions chaque année. Pour lui, le dénominateur commun c’est le travail, et plus principalement ses multiples patrons : « J’ai changé, je pense, 5 fois d’entreprises ces 10 dernières années. Dés que je sens que je ne serai pas capable de faire quelque chose, je commence à me dire que je vais être viré si je ne fais pas ce qu’on me demande, et je me laisse envahir, cela devient obsessionnel, et à la fin je craque et je me mets en arrêt maladie, jusqu’à être licencié ».
Quand on reprend avec ce patient le contexte, on constate que ses collègues ont les mêmes tâches, les mêmes diplômes, le même boss, et pourtant il est le seul à se sentir dépassé. Quand on creuse bien les pensées, il y a un leitmotiv : « Si seulement j’avais été capable de dire non à telle demande, ou dire que cela n’est pas faisable comme cela ». Quand je dis au patient « j’ai l’impression que vous ne savez pas donner votre opinion, ou refuser certaines tâches trop complexes ou mal ficelées et donc vous vous laissez submerger », il acquiesce. « Oui, je ne sais pas me défendre. Et je vois bien que mes collègues, eux, savent dire non et ne sont pas virés pour autant. Je pense que la dépression c’est la meilleure façon, finalement, de ne pas avoir à affronter ceux qui décident à ma place ».
Après quelques séances d’affirmation de soi, lors desquelles nous avons travaillé sur comment donner son opinion, argumenter un refus, avancer des solutions, repousser une date butoir impossible à tenir, déléguer, etc, le patient se sent mieux armé et se dit moins déprimé.
On sait de manière générale que l’affirmation de soi fait souvent défaut dans la dépression non bipolaire. Malgré l’aspect biologique (endogène) de la bipolarité, il ne faut pas sous estimer la force de chacun à défendre son territoire face aux pressions extérieures.
Au delà de l’affirmation de soi, c’est tout le registre finalement de l’estime de soi qui pose problème dans les dépressions à répétition : la dépendance affective aux autres (« sans l’autre je ne suis rien »), la peur du rejet et la peur de l’abandon (« si on ne m’aime pas, c’est la preuve que je ne vaux rien », « si on me rejette c’est forcément que je n’ai rien à offrir, je n’ai aucune qualité pour que l’on s’attache à moi »), le trop fort besoin de l’aval de l’autre (« je n’ai jamais appris à me congratuler moi-même »).
Pour illustrer ces soucis, nous avons l’exemple de la patiente dépendante de son mari : « j’ai tellement peur d’être abandonnée, que je le laisse décider de tout, et cela m’asphyxie en même temps car je ne suis pas épanouie », l’homme tenté d’aller voir en dehors du mariage « je déprime d’avoir envie de tromper ma femme, et je déprime en même temps de n’avoir connu qu’elle alors que tous mes amis et collègues ont eu de nombreuses aventures avant leur mariage. Je ne suis pas un homme accompli comme eux, je n’ai aucune masculinité comparé à eux », le patient homosexuel qui s’est embarqué dans un mariage « 20 ans de mariage pour acheter une façade sociale devant ma famille et fondamentalement un mal de vivre total de ne pas être moi de peur d’être rejeté par tout le monde », le jeune étudiant qui fait les études choisies par papa « j’ai toujours voulu être musicien ou artisan et je m’épuise à petit feu dans des études d’ingénieur comme mon père, qui a fait Centrale et veut que je fasse Centrale comme lui. Je sens que d’un côté j’aspire à autre chose mais en même temps c’est juste impossible de me présenter devant lui et lui dire que je ne ferai pas ce qu’il attend de moi », …
La question de l’estime de soi dans la dépression m’amenait récemment à parler avec une jeune patiente (16 ans) de Lady Gaga, la chanteuse (le lecteur notera les tentatives du psychologue de s’adapter à ses patients de tout âge). « Lady Gaga insiste souvent l’amour de soi, en disant « croyez en vous, allez au bout de vos projets, aimez vous comme vous êtes, faites vous confiance, faites les choses indépendamment de ce que chacun vous dira ». La patiente avait répondu « oui, c’est ce qu’elle dit dans sa dernière chanson* ».
Michel Lacroix, philosophe, qui ne doit pas connaître Lady Gaga, en vient aux mêmes conclusions dans son ouvrage Se Réaliser, chez Robert Laffont, sorti en 2009. Interviewé dans Psychologies Magazine (janvier 2009), il déclare « (se réaliser) c’est d’abord se percevoir comme un ensemble d’aptitudes et d’aspirations (…) c’est se percevoir comme ayant à réaliser des possibles (…) Lorsque nous nous percevons comme une mine de possibles à réaliser, nous nous mettons en tension vers un certain perfectionnement de nous-mêmes (…) Le bonheur, la vie agréable, viendront après, par surcroît, une fois que nous aurons le sentiment de notre réalisation (…) Il s’agit de s’inscrire dans un projet de vie, ce qui, en effet, est davantage du côté du devenir que de l’aboutissement (…) Les projets s’enracinent dans des passions qui ont éclos à l’adolescence (…) Cela revient donc à être à la fois fidèle à son esprit de jeunesse, aux passions qui nous habitaient adolescents, et suffisamment mûrs pour choisir et accepter l’autorestriction, renoncer à l’idée de toute puissance (…) Il nous faut apprendre à concevoir la réalisation de soi comme une moisson pas seulement dans le champ de l’exceptionnel, mais aussi dans le champ de l’action modeste et quotidienne. Il faut réconcilier nos ambitions avec le réel (…) Je récuse l’idée que la réalisation de soi ne soit le fait que de privilégiés, parce qu’elle peut se faire dans tous les domaines (…) La crise économique et la morosité ambiante sont effectivement des obstacles, ce ne sont que des obstacles de plus parmi d’autres (…) tels que le poids du passé, de l’enfance, de notre éducation (…) Tout projet de réalisation de soi doit tenir compte de ces difficultés (…) Transformer les entraves en carburant, opter pour un esprit volontariste et non pas victimaire : voilà la démarche propice à la réalisation de soi. Tout bonheur est dans la lutte, disait Nietzsche ».
Affirmation de soi, tentatives de renouer avec ses aspirations, développer l’estime de soi pour lutter contre la dépendance affective, l’aval de l’autre, la peur de l’abandon, le « carburant » nécessaire pour lutter contre la dépression. Tout un champ à investiguer avec son psychiatre ou son psychologue quand rien ne semble expliquer les rechutes dépressives intempestives. Pas facile de s’y atteler avec un trouble bipolaire, mais nécessaire.
Références : Lady Gaga : Born this way, 2011 *Traduction : « Ma mère m'a dit quand j'étais petite « nous sommes tous nés superstars ». Elle me brossait les cheveux et me mettait mon rouge à lèvres dans le miroir de son boudoir. ''Il n'y a rien de mal à aimer ce que tu es'' dit-elle, ''car il t'a fait parfaite, bébé, alors garde la tête haute ma fille et tu iras loin, écoute ce que je te dis''. Je suis belle à ma façon, parce que Dieu ne fait pas d'erreur, je suis sur la bonne voie, bébé, je suis née comme ça ! » Michel Lacroix : Se Réaliser, Robert Laffont, 2009 |