Elle vous accueille avec un grand sourire qui lui illumine tout le visage, encadré de longs cheveux noirs. Malade, elle ? Rose, 38 ans, est pourtant bipolaire : "Bipolaire mixte, je crois. J’alterne les phases maniaques et dépressives dans la même journée". Il est 10 heures du matin, on est donc en phase maniaque : "Je suis bien, juste un peu speed". Rose doit se forcer pour rester assise, concentrée, elle, qui, le matin, a besoin de "s’agiter et de faire mille choses à la fois".
A la maison, la télé est toujours en bruit de fond, car "elle ne supporte pas le silence". Sinon, elle a son casque MP3 vissé sur les oreilles en permanence. La Rose du matin n’est pas celle du soir.
L’angoisse commence à monter. Et là, je peux plonger. Je suis happée par l’obscurité, par un deuxième moi, plus sombre, comme un passager clandestin."
La première crise de Rose a eu lieu il y a six ans. C’était au Congo, où son mari Stéphane, pilote, avait été muté. Rose, ancienne hôtesse de l’air, avait trouvé un travail, comme chargée de logistique dans une PME locale. "Sans m’en rendre compte, je suis rentrée dans une phase maniaque, la plus prononcée que j’ai vécue dans ma vie. J’étais pleine d’énergie, je bossais comme une folle. Je sortais tout le temps. Je ne dormais plus".
"J'ai l'impression de voir une autre personne"
Jusqu’à couper les ponts avec sa famille: "A posteriori, j’ai l’impression de voir une autre personne à travers un miroir sans tain. Stéphane et mes enfants étaient devenus des obstacles à ce que je croyais être mon épanouissement". Rose ne se rend pas compte qu’elle tire sur la corde, qu’elle fait n’importe quoi. Elle quitte son mari, s’installe à l’hôtel, erre dans des boîtes de nuit, boit trop, beaucoup trop. Un jour, elle donne même les clés de sa voiture à un inconnu.
"Je me cognais partout dans les portes, j’avais des bleus partout. A force de bosser, danser, sortir, le corps a dit stop. J’ai fait un malaise". Le tout est entrecoupé de phases de désespoir. Son mari s’alarme. Ses amies aussi. Elle tente de mettre fin à ses jours. Le médecin décide de la rapatrier d’urgence. "Il y a une dernière crise horrible. J’ai hurlé, tout cassé, pleuré. Et mes enfants ont tout vu…"
Diagnostic sans appel
De retour à Paris, le diagnostic est sans appel. Rose est bipolaire. Et c’est un long tunnel qui s’enchaîne. Hospitalisations, re-hospitalisations. Et plein de médicaments. Du lithium pour réguler l’humeur, une tonne d’antidépresseurs…"J’étais un zombie, enchaînée dans une prison chimique". Peu à peu, Rose sort de l’hébétude. Elle apprend à "dompter" son "moi obscur". Elle coupe les médicaments. Le lithium, ce régulateur d’humeur, qu’elle ne supporte plus : "Je perdais mes cheveux, j’ai énormément grossi". Et régule la prise d’antidépresseurs. "Bien souvent, les médecins nous chargent au maximum. Résultat : on devient des loques, on ne ressent plus rien. Ça sert à quoi de vivre, dans cet état ?"
Comme beaucoup de bipolaires, Rose s’agace parfois de voir son mari s’inquiéter parce qu’elle est "trop speed, trop excitée" : "C’est ça le problème de la phase maniaque, on se sent si bien… Quelquefois je parle sur les forums internet avec d’autres bipolaires, eux aussi ont cette même ambivalence. On a tous envie aussi de se retrouver dans cet état-là, en confiance, comme si on était les rois du monde."
"Thermomètre d'émotions" déréglé
Rose dit que son "thermomètre d’émotions" est déréglé : "Je suis à +15 ou -15". Mais tant pis, pas de lithium… Elle dit que même sans, elle se débrouille. Sa bouée de secours, son ancre, c’est son psychiatre, qu’elle voit, religieusement, toutes les semaines. "Il m’a appris à mieux connaître mes symptômes. L’arrivée des grosses crises d’angoisses. Là, oui, si c’est trop fort, je prends quelque chose".
Dans le quotidien, son mari et ses enfants ont eux aussi "appris à vivre avec". Interdiction de regarder les informations à la télévision, car l’ultra-émotive Rose ne "supporte pas". Une hygiène de vie rigoureuse, des nuits complètes, garder une routine, coûte que coûte : "C’est vital pour moi. D’ailleurs, j’ai toujours un peu de mal, soit au début des vacances scolaires, soit à la rentrée, quand il y a une perturbation des habitudes". Et puis, il y a eu aussi l’exutoire de l’écriture : pendant trois ans, Rose a écrit son histoire (1). Sous pseudo. Car Rose évite de crier sur les toits qu’elle est bipolaire : "Pour les gens une bipolaire, c’est une cinglée."
"J'ai besoin de voir couler mon sang"
Rose a parlé de sa maladie à ses enfants. Ils savent que parfois, elle peut éclater en sanglots. Que lorsqu’ elle s’engloutit dans ses crises de désespoir et s’enferme dans la salle des bains, ils doivent se tenir à l’écart.
Dans ces moments-là, plus rien ne vous retient à rien. Face à cette obscurité qui me gagne, j’ai l’impression qu’il faut que je reprenne le contrôle. J’ai besoin de voir couler mon sang. Alors je me taillade les bras."
Sa hantise ? Que lors d’un de ces passages à vide, "la police vienne prendre les enfants". Un jour, après un rendez-vous chez l’orthophoniste pour son petit dernier, Rose a ainsi été prise d’une crise d’angoisse. "Je me suis enfermée dans la voiture, je sanglotais, mon garçon était derrière moi. J’avais si peur que quelqu’un appelle les pompiers, puis que la police vienne. C’est déjà arrivé à des mères bipolaires. Heureusement, une amie est venue me chercher."
Cette fois-là, c’était l’unique fois. "Maintenant, j’arrive à gérer les crises, à les prévenir avant de me faire déborder." Tout faire pour "préserver les enfants", elle qui a la hantise de leur avoir transmis sa maladie. "Mon aîné a 13 ans, il va bien. Je me suis en revanche beaucoup inquiétée pour le petit, qui a mis longtemps à apprendre à lire et écrire. Le premier psy qui l’a vu, sans même l’avoir examiné, a déclaré qu’il était bipolaire comme moi ! En fait, il est dysphasique, un trouble de l’apprentissage. Maintenant, il est dans une école spécialisée et tout va beaucoup mieux".
(1) "Mon Afrique, mes abîmes", de Rose Hervé (Editions Jets d’Encre, mars 2012).